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PRIX DE l’AHJUCAF POUR LA PROMOTION DU DROIT
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En mars 2002, la Cour suprême du Canada a rendu jugement dans une affaire concernant un peintre canadien bien connu qui reprochait aux défendeurs d’avoir modifié des affiches papiers de ses œuvres en prélevant l’image fixée sur l’affiche d’origine pour la reporter sur une toile. Il s’agit de l’affaire Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., 2002 CSC 34, (2002), 210 D.L.R. (4th) 385.
Ce pourvoi, qui portait sur des mesures provisoires, ne soulevait à proprement parler qu’une question bien étroite de procédure. Le demandeur, Théberge, avait obtenu, en vertu de l’article 734 du Code de procédure civile du Québec, un bref de saisie avant jugement à l’égard des reproductions sur toile de ses œuvres. Il s’agissait de décider s’il avait, légalement, le droit d’obtenir une telle saisie. Ce point a été tranché avant que le tribunal de première instance ne se prononce sur les droits conférés au demandeur par la Loi sur le droit d’auteur.
Les défendeurs avaient acheté un certain nombre d’affiches (produites et vendues avec l’autorisation du demandeur) sur lesquelles ils avaient appliqué une résine spéciale ou un liquide de laminage pour soulever les encres de la surface. L’image était ensuite transférée sur une toile. La Cour suprême a jugé, à la majorité, que ces opérations ne constituaient pas une « reproduction », parce qu’elles ne donnaient pas lieu à la création d’une nouvelle copie de l’œuvre. Il n’y avait en conséquence pas eu violation des droits économiques du peintre protégés par la Loi sur le droit d’auteur.
La Cour a reconnu qu’il pouvait y avoir eu violation des droits moraux du demandeur. Tant les juges majoritaires que les juges minoritaires ont conclu que l’artiste ou l’auteur qui invoque la violation d’un droit moral ne peut pas recourir à une saisie avant jugement et que ce recours ne lui est ouvert que s’il y a eu violation du droit d’auteur, au sens donné à ce droit au paragraphe 3(1) de la Loi sur le droit d’auteur. Les trois juges dissidents estimaient que le transfert de l’image, du papier à la toile, constituait une « reproduction » et, partant, une violation du droit d’auteur
Bien que la situation à l’origine du litige soit à première vue limitée, cet arrêt est néanmoins important, puisqu’il est assez rare qu’on saisisse la Cour suprême du Canada d’un litige portant sur le droit d’auteur. Toutefois, au Canada comme ailleurs dans le monde, le sens et la portée de la protection qu’offre le droit d’auteur revêtent une importance sans cesse croissante en cette ère de l’information. Bien que les faits de cette affaire concernent une « technologie » ou technique de manipulation des images relativement simple, on a reconnu que la décision de la Cour était susceptible d’entraîner des répercussions sur les consommateurs d’autres objets protégés par le droit d’auteur, par exemple les logiciels et les créations intellectuelles numériques. Cet arrêt a également donné lieu à un débat intéressant entre, d’une part, les juges de la Cour qui viennent du Québec — tous trois dissidents —, d’une part, et les juges des provinces de common law, d’autre part, au sujet de l’interprétation et de l’application des concepts canadiens du droit d’auteur, qui tirent leurs origines des deux systèmes de droit en vigueur au Canada : le droit civil et la common law.
Sous la plume du juge Ian Binnie, la Cour a statué à la majorité — quatre juges contre trois — que le transfert de l’image d’une peinture d’un support à un autre ne constituait pas une reproduction. Il n’y avait pas eu création d’une reproduction de l’œuvre. Les défendeurs ont modifié la présentation de l’œuvre, un peu comme s’ils avaient ajouté un nouvel encadrement. Les opérations auxquelles ils ont soumis l’affiche respectaient les droits dont dispose l’acheteur légitime d’un objet matériel contenant une œuvre protégée par le droit d’auteur (dans la mesure où ces opérations ne constituaient pas une mutilation de l’œuvre portant atteinte aux droits moraux de l’auteur de l’œuvre).
La Cour a souligné la nette distinction que fait la Loi sur le droit d’auteur canadienne entre, d’une part, les « droits économiques » ou « copyright », concept qui tire ses origines de la common law anglaise, et, d’autre part, les droits moraux, notion qui découle du concept civiliste continental de droit d’auteur. Les deux concepts sont présents dans la loi canadienne, mais ils sont distincts. La Cour a estimé que le demandeur tentait de faire valoir un droit moral sous le couvert d’un droit économique et d’utiliser un recours applicable uniquement à l’égard des droits économiques.
Dans son arrêt, la Cour a insisté sur « l’équilibre des droits et intérêts [des producteurs et des consommateurs] sur lequel repose la législation en matière de droit d’auteur ». Elle a jugé qu’« [u]n contrôle excessif de la part des titulaires du droit d’auteur et d’autres formes de propriété intellectuelle pourrait restreindre indûment la capacité du domaine public d’intégrer et d’embellir l’innovation créative dans l’intérêt à long terme de l’ensemble de la société ». Le demandeur outrepassait les droits qui lui reviennent, dans ce compromis, en tant qu’auteur ou créateur.
Les juges dissidents ont suggéré une interprétation intégrant plus étroitement les divers éléments interreliés du droit civil et de la common law dans la Loi sur le droit d’auteur, tout en convenant avec les juges majoritaires de la distinction qui existe entre les droits économiques et les droits moraux. L’opinion des juges dissidents, rédigée par le juge Charles Gonthier, préconise une interprétation plus large et plus libérale du terme « reproduction ». Pour ceux-ci, l’entoilage d’une peinture reproduite sur une affiche papier équivalait à la production d’une « œuvre dérivée » et constituait une violation du droit d’auteur du peintre.
L’Office de la propriété intellectuelle du Canada mène présentement de vastes consultations sur la réforme du droit d’auteur relativement aux questions touchant à la technologie numérique. Il a déclaré qu’il surveillerait de près les répercussions de l’arrêt Théberge. Les idées exprimées par la Cour dans l’arrêt Théberge pourraient donc avoir une certaine influence sur la réforme de la législation en matière de droit d’auteur au Canada.