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Débats sur la décision du juge de cassation

 

Monsieur Antoine NGUEMA ESSONO

Premier Président de la Cour de cassation du Gabon


L’accès au juge de cassation
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. le PRESIDENT. - Je remercie M. l’Honorable Charles Gonthier pour cet exposé.
Je vais demander à M. le Président de la Cour suprême du Gabon de bien vouloir lancer le débat.

M. Antoine NGUEMA ESSONO. - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les congressistes, je voudrais d’abord vous présenter les excuses de la délégation gabonaise pour le retard avec lequel elle est arrivée au congrès de Marrakech. Ce retard est dû à des raisons indépendantes de notre volonté et essentiellement au contretemps occasionné par les moyens de transport.

Etant ainsi convaincus que vous nous avez accordé votre indulgence, nous sommes très heureux de nous retrouver parmi les prestigieux congressistes que vous êtes tous et, bien que n’ayant pas eu l’opportunité de vivre la séance solennelle d’ouverture de ce matin, c’est avec un réel plaisir que nous prenons part aux travaux du premier congrès international de l’AHJUCAF.
Ces travaux ont prévu, à leur stade actuel, que nous portions nos réflexions sur la décision du juge de cassation. Pour alimenter et enrichir nos débats, il a été proposé les deux brillants exposés que nous venons d’écouter.
Je vais passer la parole aux congressistes qui désirent la prendre.

M. Pierre GUERDER. - A la suite des deux très brillantes interventions que nous venons d’entendre, nous voyons une différence de conception de la décision du juge et, en même temps, une différence d’élaboration de la décision, l’expression étant, d’un côté, sommaire et, d’un autre côté, plus élaborée, mais surtout plurielle.
Je souhaite demander à l’Honorable Charles Gonthier si, à travers l’expression d’opinions dissidentes, il a le sentiment que l’individualisation des opinions fragilise le juge ou si, au contraire, il pense que cette expression plurielle n’a pas d’incidence. J’ai bien noté que, parfois, sur des sujets importants, la décision est prise au nom de la Cour plutôt qu’au nom des juges nominativement, mais vous voyez qu’il existe une différence de conception entre les juridictions puisque, dans le système français, l’obligation faite au juge est celle du secret du délibéré. La décision est commune, elle est unique, parce que l’on veut respecter le secret du délibéré.

L’Honorable Charles GONTHIER. - Je dois avouer que, en lisant un peu, j’ai vu cette question du secret du délibéré. Cela m’a étonné, parce que le délibéré reste secret, mais le résultat, évidemment, ne l’est pas. Nous parlons de l’expression des motifs auxquels le juge en est venu à la fin de son délibéré.
Le fait de pouvoir être dissident, si réellement on ne peut pas être d’accord avec ses collègues ou une majorité, est une force vis-à-vis du juge, une assurance de son indépendance intellectuelle et c’est une indépendance dont il n’usera qu’avec grande prudence. On n’écrit pas une dissidence pour le plaisir de la chose, mais parce que l’on est fondamentalement convaincu que l’on ne peut pas accepter la décision majoritaire.
Je vous indique quelques exemples, notamment l’affaire Sauvé où il s’agissait du droit de vote des prisonniers incarcérés dans une institution carcérale pendant plus de deux ans. La majorité a vu la privation du droit de vote comme une privation du citoyen. La dissidence l’a vue, au contraire, comme une affirmation de l’importance de la qualité du citoyen et de son attachement à la communauté, donc une prise en compte du fait que cette personne a voulu d’une part ne pas s’intégrer à la communauté, est en révolte contre la communauté et, d’autre part, comme un moyen de réhabilitation en soulignant l’importance du droit de vote.
Ce sont deux philosophies tout à fait différentes qui rejoignaient différents éléments de la société elle-même. C’est dans ce sens que l’on peut voir la dissidence comme une certaine expression de démocratie, tant au sein du tribunal qu’au sein de la société.

L’Honorable Louis LEBEL. - J’ajouterai peut-être une remarque sur la question des dissidences. Elles comportent quand même une part de risques pour le juge personnellement, à une époque où l’administration de la justice est très souvent médiatisée, exécutée sous l’œil des médias.

Cette procédure d’individualisation de la décision nous force, que nous le voulions ou non, à prendre une position individualisée, personnelle, sur des débats sociaux qui sont souvent très sensibles, d’où le risque d’attaques personnelles qui se produisent assez régulièrement dans les médias ou de la part des groupes de pression.
Je ne saurais nier que, à une époque où les Cours suprêmes jouent un rôle souvent assez politique, l’adoption d’une telle procédure par une juridiction qui n’y est pas familière comporterait à mon sens une part considérable de risques et devrait être pesée sérieusement en tenant compte des traditions du milieu, des méthodes de fonctionnement de la Cour.
Cette méthode fait partie de nos traditions juridiques, mais je ne suis pas sûr qu’elle puisse se transplanter aisément dans tous les autres systèmes.

M. Guy CANIVET. - Sur ce sujet, je formulerai trois brèves observations.
Premièrement, contrairement à ce que certains pensent, la possibilité d’opinions dissidentes n’est pas une dérogation au secret du délibéré ; ce n’est pas parce que l’on va autoriser les juges membres d’une Cour à donner après coup une opinion différente de l’opinion majoritaire ou une opinion concordante que l’on va rendre public le délibéré. Le secret du délibéré persiste.
Deuxièmement, la possibilité ou l’impossibilité d’ouvrir les opinions dissidentes traduit une conception différente du juge. Dans un cas, le juge a une autorité individuelle, il représente quelque chose en lui-même, il a été sélectionné en raison de ses capacités et de son autorité, alors que, dans d’autres systèmes comme les nôtres, c’est la juridiction qui a l’autorité et pas le juge individuellement, le juge s’absorbe dans la collectivité à laquelle il appartient.
Troisièmement, les opinions dissidentes ne sont possibles que dans des systèmes très certains où l’indépendance du juge à l’égard de toutes les pressions dont il peut faire l’objet est absolue ; s’il y a le moindre risque de pression communautaire, politique, etc., il devient très difficile de permettre des opinions dissidentes dans la mesure où c’est une ouverture à des pressions ou à des réactions après une décision.
C’est un sujet grave et on ne peut pas, par un effet de mode, vouloir se parer d’une possibilité d’opinion dissidente. Les grandes cours suprêmes nationales et européennes se sont posé la question ; la Cour de justice des communautés y a répondu négativement, alors que la Cour européenne des Droits de l’Homme y a répondu positivement, mais les situations de l’une et de l’autre pouvaient sans doute justifier cette divergence de position.
M. M’Bakarou A. TOURE. - Ma question s’adresse à M. le Premier Président Guy Canivet qui nous a présenté le système de motivation brève, qui est le cas de la France et le système de motivation longue, qui serait le cas des systèmes Common Law.
Est-ce que c’est parce que le juge est créateur de loi que sa motivation est plus longue ? Dans le cas où la loi existe déjà dans ce système, est-ce pour autant que sa motivation ne serait pas longue ?

M. Guy CANIVET. - Il vaudrait peut-être mieux que M. L’Honorable Charles Gonthier ou M. L’Honorable Louis Lebel réponde.

L’Honorable Louis LEBEL. - Effectivement, le fait que le juge de Common Law remplisse depuis longtemps une fonction de création du droit impose un mode de rédaction beaucoup plus long que celui que l’on retrouve dans les traditions civilistes.
D’abord, comme le droit se crée par rapport à des faits particuliers, la rédaction du jugement exige habituellement un exposé précis et détaillé de la situation de fait, pour déterminer la sphère d’application de la règle de droit qui sera posée.
Ensuite, la règle de droit s’analyse le plus souvent non pas par rapport à un texte législatif, mais par rapport aux opinions énoncées par des magistrats, parfois au cours de très longues périodes, d’où souvent cette présence d’arrêts de plusieurs dizaines de pages.
Maintenant, une motivation civiliste serait normalement plus courte, mais dans un pays de droit mixte comme le Canada, les systèmes agissent l’un sur l’autre et il arrive assez fréquemment que, même dans des matières de droit civil, aussi bien au niveau de la Cour suprême, nous rendions des arrêts assez longs faisant fréquemment appel à une analyse détaillée de la jurisprudence.

L’Honorable Charles GONTHIER. - Je suis tout à fait d’accord. Cependant, une part d’habitude ou de tradition intervient dans la façon de rédiger. Il est vrai que la décision, lorsqu’elle porte notamment sur des valeurs, requiert une mise en contexte. Cette réalité existe en Common Law, mais je soupçonne qu’elle existe également dans les ressorts civilistes et, si on ne la trouve pas dans l’arrêt lui-même, on va la trouver, comme il a été suggéré, dans les travaux préparatoires à la décision.
Il faut donc voir la nature du litige qui est un élément essentiel et qui ne change pas sur le fond d’un système à l’autre.
J’apporterai simplement cette petite réserve. Il y a une part de nature du litige qui demande plus ou moins d’élaboration et la question des traditions, des habitudes de rédaction. Vous trouverez, dans les systèmes de Common Law, des motivations assez brèves et d’autres beaucoup plus détaillées.

M. Charles DJACAMAN. - Je crois que, par définition, le juge de Common Law est un juge prétorien, quel que soit le niveau auquel on se place, qu’il s’agisse d’un juge du fond ou d’un juge de cassation, donc qui va créer du droit. Dès lors, il est tout à fait logique que la motivation soit complète, puisqu’il va créer le droit. En revanche, le juge romaniste, le juge de la Civil Law va appliquer la loi et le motif fondamental de sa décision ; lorsque la juridiction de cassation casse, il trouve son motif dans la loi elle-même, donc la motivation n’a pas besoin d’être importante, puisque le motif fondamental de la cassation ou du rejet ou de l’irrecevabilité se trouve dans la loi.

M. Heinz AEMISEGGER. - On a beaucoup insisté sur la différence entre les pays de Common Law et de Civil Law. Je comprends très bien ce qui a été dit qui est effectivement une clé d’explication, mais je voudrais quand même vous signaler que les pays de tradition germanique, l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, qui sont des pays de Civil Law en ce sens qu’il y a le droit écrit et que le juge ne crée pas le droit, ont tous la motivation longue.
On considère au contraire dans nos pays que la tâche du juge consiste à faire de l’ordre juridique un ensemble cohérent, à expliquer le sens et la portée de la loi, à entrer en matière sur les discussions de fond.
Nous considérons même que le but de la loi est une des clés d’interprétation et nous discutons longuement nos arrêts ; à l’inverse de la tradition française, nous répondons aux griefs, nous ne revoyons pas les faits, mais nous discutons du contenu de la loi et je ne suis pas absolument certain que ce soit une fatalité du système de Civil Law d’avoir nécessairement la motivation courte. Il faut savoir qu’il existe des pays dont la tradition est différente.
En ce qui concerne l’opinion dissidente, dans mon pays, nous avons la délibération publique, donc une délibération ne portant pas sur les faits, mais seulement sur les principes de droit, qui est entièrement publique, de sorte que les avis divergents apparaissent ouvertement.

M. Charles DJACAMAN. - Tout en restant convaincu que l’expression de l’opinion dissidente est une atteinte au principe du secret du délibéré, je crois qu’elle est dangereuse en certains sens. Pour illustrer cela, je vais indiquer quelque chose qui s’est passé dans mon pays, une affaire à caractère politique. L’arrêt est rendu et, après, un juge a fait sortir une opinion dissidente. Après quelque temps, tous les autres magistrats faisant partie de la section ont été limogés, mis à la retraite, sauf celui qui avait sorti la note dissidente qui avait subi une promotion ; la loi haïtienne prévoit que, à l’âge de 60 ans, le juge peut être mis à la retraite, mais il est rare que l’on devienne juge en cassation en Haïti avant l’âge de 60 ans.
C’est dangereux dans un certain sens !

M. Placide LENGA. - Monsieur le Président, si vous le permettez, après avoir écouté ces éminents intervenants, je suis animé par un petit souci de vouloir synthétiser tout ce que nous avons entendu, car pour nous qui sommes dans un contexte en développement, les choses sont importantes.
Il semble que nous soyons placés devant deux conceptions de l’expression de la pensée du juge. D’un côté, une brièveté sans doute due à des raisons de traditions profondes et, de l’autre côté, une nécessité évidente d’expliquer davantage, car il y a une pensée de vouloir exprimer par ce fait l’élan de la démocratie dans la justice.
Evidemment, il n’est pas question, si j’ai bien compris, que l’on demande à l’assemblée présente de choisir. Toutefois, lorsque l’on raisonne dans notre contexte de développement, puisque nos Cours suprêmes travaillent dans ce contexte où, parfois, il faut le reconnaître, l’élite elle-même ne comprend pas tout à fait de la même manière les valeurs publiques, il faudrait quand même que l’on comprenne le sens d’une certaine évolution qui doit nécessairement s’opérer.
Alors, à ce moment-là, je pense très objectivement qu’expliquer nos décisions serait la meilleure chose.
Même lorsque l’on a fait de grandes études, lorsque l’on sort des grandes écoles, quand l’élite se retrouve dans notre contexte, certaines valeurs ne sont plus entendues de la même manière.
En justice, on voudrait savoir ce que le juge a voulu dire et il est très important que nous comprenions le sens de l’opération du juge qui doit expliquer pour parfois éviter des heurts d’une grande violence dans certains jugements d’affaires extrêmement sensibles, comme en droit constitutionnel.
J’en sais quelque chose, je sors d’une longue guerre générée par des dichotomies découlant des interprétations parfois à caractère très fantaisiste, quand ce n’est pas fanatique, parce que les valeurs sont travesties.
N’est-il pas opportun, dans ces conditions, que le juge explique sa décision le plus longuement possible ?

M. Baartolomeu AMODO VAZ - Je voulais appuyer fortement l’intervention de mon collègue de la Suisse pour dire que, en Espagne, un pays de droit romano-germanique, la motivation est abondante. En Amérique latine, je viens de lire un arrêt de vingt-cinq pages du Tribunal suprême de Porto Rico.
En Guinée équatoriale, nous ne pouvons pas concevoir un arrêt de moins de deux pages, car si nous voulons asseoir les bases d’une jurisprudence, il faut motiver les arrêts. La France a peut-être cette particularité ; l’avocat général et le juge ou le magistrat rapporteur font déjà un peu le travail que les magistrats sont appelés à réaliser dans notre système ou en Amérique latine.
Je voulais dire à mon collègue d’Haïti que l’opinion dissidente est une vraie manifestation de la transparence dans toutes Cours suprêmes. C’est pourquoi, en Guinée équatoriale, les opinions dissidentes sont admises par écrit et elles sont même annexées à l’arrêt lorsqu’il est publié.
Je vous remercie.

 
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