L’AHJUCAF est une association qui comprend cinquante cours judiciaires suprêmes francophones.
Elle a pour objectif de renforcer la coopération entre institutions judiciaires, notamment par des actions de formation et des missions d’expertise.
PRIX DE l’AHJUCAF POUR LA PROMOTION DU DROIT
L’AHJUCAF (Association des hautes juridictions de cassation ayant en partage l’usage du français) crée un prix destiné à récompenser l’auteur d’un ouvrage, d’une thèse ou d’une recherche, écrit ou traduit en français, sur une thématique juridique ou judiciaire, intéressant le fond du droit ou les missions, l’activité, la jurisprudence, l’histoire d’une ou de plusieurs hautes juridictions membres de l’AHJUCAF.
Professeur agrégé en droit public, président honoraire de l’Agence Universitaire de la Francophonie
Il faut avouer un certain embarras pour traiter le sujet qui nous a été proposé tant on est tenté de douter de sa pertinence … Nous nous sommes demandé si sa seule justification n’était pas d’ordre institutionnel et … personnel, liée à notre parcours et aux liens que nous avons : d’une part avec la francophonie,[dont nous avons présidé un des opérateurs, l’A.U.F., et où nous exerçons des activités juridiques, voire juridictionnelles et constitutionnelles dans les pays francophones ….. d’autre part, avec la Fondation pour le droit continental, au Conseil scientifique de laquelle nous somme un des trois professeurs français à siéger ….
Nous pourrions, pour échapper au piège que constitue ce sujet, évoquer longuement les activités de l’une et de l’autre en ce qu’elles concernent les pays francophones et leurs droits. On préfèrera renvoyer à leur site internet (www.fondation-droitcontinental.org ; http://droit.francophonie.org) et à leurs publications. Reste que de par nos appartenances et engagements nos propos ne seront pas neutres ; mais, on le verra, ces deux appellations et l’usage que l’on en fait explique aussi que le sujet ne puisse être traité aussi scientifiquement qu’il conviendrait pour un universitaire.
Un autre embarras tient au lieu où nous nous trouvons : Ottawa et le Canada qui abritent des universités et des Facultés de droit où exercent des universitaires très savants sur le sujet, n’hésitant pas à aborder le droit continental en anglais et à étudier le droit Common Law en français … Mais il est vrai et c’est une source d’ un autre encore plus sérieuse, ni les uns ni les autres ne font référence à un quelconque « droit francophone » et rarement au « droit continental » auquel il est préféré « droit civil » ou « Civil Law ». Cette hésitation sur les appellations est un indice de la difficulté qu’il y a à donner une définition de ces deux « droits » satisfaisant aux exigences du comparatisme et de la science juridique ; toute l’ambigüité du sujet en découle.
C’est par cette interrogation qu’il convient de commencer : n’est-on pas en présence de « droits » introuvables dans la mesure où ils échappent à toute conceptualisation et ne désignent aucune réalité précise ou unanimement admise ?
La question se pose d’abord et surtout pour le « droit francophone », qui apparaît comme un objet non identifié, non identifiable et sans pertinence scientifique …
Plusieurs arguments, ou simples constats, vont dans ce sens.
Un premier obstacle à l’identification d’un « droit francophone » tient à une construction terminologique qui emprunte à la fois à la science juridique (droit) et à la linguistique (francophone). Il y eût historiquement une tendance à insister sur l’intensité des liens entre le français et le droit ; et l’on avait coutume de dire que l’on raisonne le droit en français ; mais, au moins à l’époque actuelle, il s’agit plus d’une spéculation intellectuelle ou d’un projet politique (on y reviendra) que d’une réalité avérée. Pour beaucoup de juristes , la langue française serait aujourd’hui encore supérieure à d’autres ; elle est jugée plus adaptée, plus précise que, par exemple, l’anglais, la preuve apportée en étant la nécessité d’insérer dans les contrats internationaux réalisés en anglais d’un lexique ou d’un glossaire définissant des mots et des expressions juridiques utilisés. L’argument est loin d’être dénué de pertinence, mais il pourrait concerner d’autres langues (l’allemand …) et il faut bien admettre que le droit se conjugue en d’autres langues que le français …
Une observation rapide du monde contemporain montre, en outre ,qu’il n’existe pas un droit commun aux États francophones, quelle que soit la définition donnée de l’ensemble formé par les États francophones, que ce soit ceux ayant la langue française comme langue officielle, nationale ou principale, ou ceux appartenant à la communauté institutionnelle et politique que constitue la Francophonie aujourd’hui principalement incarnée par l’Organisation Internationale de la Francophonie.
Il est certes visible qu’à des exceptions prés … (la restriction est évidemment majeure…), le monde francophone présente une relative unité juridique résultant de l’influence prépondérante du droit français c’est-à-dire du droit continental, du Civil Law avec ce que cela signifie de rôle de l’écrit et de la place occupée pour la codification. Une série de grandes théories et constructions communes ont été effectivement reprises en droit français, conséquence de la politique coloniale et étrangère de la France et de la diffusion de son droit ; le droit français est la matrice de la plupart des droits de l’espace francophone, en même temps que le vecteur de l’expansion du droit romano-germanique. Cette influence est incontestable ; mais elle n’autorise pas à confondre droits de la Francophonie et droit français, et en tout cas, elle ne permet pas d’identifier un « droit francophone » sauf à considérer, comme le laissent à penser certains affichages parfois utilisés pour présenter des filières universitaires, que le droit francophone serait le droit français tel qu’appliqué en France et dans quelques pays marqués plus que d’autres par l’influence française. On voit les limites d’une telle acception à la fois particulièrement réductrice et infidèle à la réalité juridique des pays en question.
Est-il encore utile d’insister sur la caractéristique d’un « espace francophone » se partageant en effet en plusieurs grandes familles de droit, romano germanique, common law, musulman, et traversé par d’autres clivages, soulignés par les comparatistes (Raymond Legeais), par exemple entre droits européens et extra - européen ? Au sein d’un même État, coexistent des droits appartenant à des systèmes juridiques différents. Et se construisent des mosaïques de systèmes juridiques qui se démultiplient encore selon les citoyens et les rapports qu’ils entretiennent avec le droit. Les juges de l’espace francophone sont les mieux placés pour mesurer les combinaisons et les interactions. On a quelque fois écrit « osez le pluralisme juridique » et judiciaire (Etienne Leroy) ; mais les juges plus que d’autres savent que celui-ci existe et qu’il faut bien en assurer la gestion.
La cause est entendue ; il n’existe pas un système de droit francophone, ni même une famille de droit francophone, avec ce que cela signifie d’unité, de cohérence, de techniques propres et d’autonomie.
Si l’on en juge par les évolutions contemporaines des systèmes juridiques et les opinons doctrinales qui les accompagnent et les nourrissent, le « droit continental » n’est pas à l’abri d’une interrogation existentielle, comparable, même si les termes en sont différents.
Qu’il soit romano- germanique pour reprendre l’épithète de René David ou droit civil / Civil Law comme l’on dit couramment, le droit continental semble lui aussi échapper à toute définition précise. Nombre de comparatistes renoncent à y voir une catégorie homogène, divisée qu’elle est en sous-groupes, en différentes versions, européennes (allemande, française, italienne) ou extra européennes. Le propos vaut pour les pays du sud, de succession française dont les systèmes juridiques ne sont pas la duplication du droit français ; l’OHADA, ce lieu géométrique du droit romano germanique et de la francophonie, en offre un bon exemple. Les métissages et échanges rendent les frontières incertaines et brouillent les classifications. Les juristes s’accordent sur la difficulté d’identifier les uns et les autres, quand il s’agit de rendre compte du fond du droit, des règles et solutions communes. Le professeur Joseph Issa-Sayeg a ainsi pu en faire la démonstration pour le droit des obligations qui « subit le contrecoup du développement jurisprudentiel de nombreuses de ses parties et de la confrontation avec les autres systèmes juridiques que les relations internationales de droit privé lui imposent au point que les pays européens, sont, aujourd’hui, à la recherche d’une standardisation de leurs normes à cet égard. La proposition de lois modèles et l’établissement de principe juridiques communs, soit à l’échelle régionale ou continentale, voire mondiale, tendent à altérer une spécificité du droit français dont la doctrine et le législateur se réclamaient ».
On se gardera de prolonger cette interrogation ; la science peut hésiter … mais, en revanche et après tout, comme l’a relevé le Doyen Paul Gérard Pougoué, de l’Université de Yaoundé , lui aussi confronté à l’identification du droit francophone, mais le propos vaut aussi pour le droit continental « la règle normative marque le droit. Ce serait donc une erreur épistémologique grave que de prétendre étudier le droit avec une objectivité scientifique ». Cette affirmation revêt sa pleine vérité dans une situation à laquelle sont confrontés, plus que jamais aujourd’hui des systèmes juridiques en compétition, voire en rivalité dans le monde. C’est précisément ce contexte et cette posture qui donnent son sens, tout son sens, à l’un comme à l’autre de ces « droits ».
Et nous les avons rencontrés, approchés différemment, non plus dans une perspective purement juridique et positive mais plus politique et stratégique. Ces deux « droits » se situent à un niveau institutionnel et organique et trouvent leur fondement dans les usages que les institutions en font. Il s’agit principalement, dans un cas comme dans l’autre, mais à des degrés divers et selon des raisonnements qui ne coïncident pas- de donner un sens sur le plan du droit à un engagement … qui veut influencer une réalité, d’abord juridique.
Au moment où les comparatistes modernes sont saisis par le doute et s’interrogent sur la pertinence de la taxinomie héritée de l’histoire, ces appellations sont utilisées et, sont au centre d’enjeux considérés comme stratégiques, tant et si bien qu’il devient difficile de n’y voir que deux coquilles creuses, se vidant peu à peu ou impossibles à remplir.
La protection, la promotion et la défense des réalités juridiques qu’elles désignent constituent pour une série d’acteurs un des défis essentiels dans le monde dont on ne peut faire abstraction. Aujourd’hui, plus que jamais, s’est créé un véritable marché du droit animé par ce qu’il faut bien appeler une « concurrence entre les systèmes juridiques » ; marché où se mesure l’attractivité économique comparative des uns et des autres, ainsi que la capacité , à protéger des droits de l’homme et les libertés publiques ; une concurrence qui se transforme parfois en affrontement ; une concurrence qui est aussi à l’origine de réactions face aux mouvements de mondialisation, faits d’échanges économiques, d’harmonisation des systèmes juridiques mais aussi d’expansion d’un droit, d’une langue et d’une économie.
C’est dans un tel contexte, ceci expliquant cela, qu’apparaissent et prennent un sens les expressions « droit francophone » et « droit continental », correspondant à l’émergence de projets, politiques, de défense d’un certain nombre de valeurs, principes et normes juridiques, liés, à un héritage, à des histoires et des cultures. Dans un monde de concurrence inéluctable, et vécue comme telle, et pas seulement sur le plan juridique il s’agit de défendre tel ou tel système juridique ou un certain nombre d’éléments d’un système juridique mais aussi de les construire à partir de traits caractéristiques qui en font - ou en feraient à certains égards- la spécificité et leur donnent une réalité.
C’est l’ambition plus ou moins explicite de volontés portées par des institutions qui s’attachent à donner une identité à un corpus plus ou moins élaboré, plus ou moins homogène, considéré comme essentiel tant par les valeurs qu’il est appelé à porter que par le rôle qui lui est imparti dans le monde.
Ce projet est particulièrement net pour le droit continental dont les pays qui s’y rattachent s’organisent dans ce sens. La Fondation pour le droit continental en est un exemple, à tous égards topique : née dans un contexte international marqué par une progression du droit du Common Law, et à certains égards une offensive de milieux juridiques et économiques d’inspiration anglo-américaine, dont un des symboles est la publication depuis 2004 du fameux rapport Doing business. La Fondation réunissant juristes et économistes s’attache à promouvoir l’influence de la tradition civiliste et à mettre en exergue ses atouts, tout particulièrement dans son application économique. Comme le font d’autres institutions, pour d’autres droits (voir par exemple les initiatives du barreau américain ou l’international financial services foundation britannique), la Fondation se livre à une véritable politique de communication et de lobbying mettant en valeur, au-delà des diversités réelles, les caractéristiques du droit continental qui sont présentées, à juste titre , comme autant d’atouts pour la protection des citoyens, et l’accueil et la sécurité des entreprises. Les travaux de la Fondation pour le droit continental et d’autres institutions telles l’association H. Capitant sont trop connus pour que l’on développe ce fonds commun de règles faisant la force du droit continental : plus accessible, car largement synthétisé sous forme de code, axé sur la prévention des litiges et la sécurité juridique des échanges, soucieux de l’équilibre entre les parties du contrat , plus ouvert à toutes les sources du droit, moins coûteux, plus réceptif aux valeurs de justice sociale en lesquelles on voit la finalité du droit,…
Du côté de la Francophonie, la démarche est différente, ne serait-ce qu’en raison de l’impossibilité de se référer à un droit francophone. Tout au plus peut-on considérer qu’il existe une culture juridique francophone que la Francophonie et ses institutions (OIF, ses opérateurs et ses réseaux professionnels dont l’AHJUCAF ou l’ACCPUF sont de bons exemples) se sont assignés comme objectif de forger et de diffuser au sein de l’espace francophone mais aussi à l’extérieur. Dans ce sens, malgré la diversité des droits de ses membres, la Francophonie développe une approche commune du droit ; un défi qu’elle s’est lancé est d’être un espace de droit ; non pas dans le sens habituel d’espace juridique unifié mais plutôt de communauté animée par l’idée et l’idéal de droit. Elle érige en but à attendre et, en principe, en obligation pour ses membres le respect du droit et des valeurs que celui-ci exprime et qu’il doit désormais exprimer.
En définitive, c’est toute une culture juridique que développe et entretient la francophonie faite de priorité à la régulation juridique, au respect de la hiérarchie des normes , au caractère démocratique des systèmes juridiques, à la promotion du pluralisme juridique et de la diversité, à la recherche systématique du consensus dans les processus de prise de décision…, qui sont au cœur des actions des institutions et des opérateurs de la Francophonie.
Par le jeu des relations complexes qui se nouent au sein de la Francophonie entre gouvernants, acteurs du droit et de la société, il se dégage des principes juridiques communs, des orientations, des « objectifs juridiques », des pratiques, alimentant la réflexion des jurislateurs rapprochant les productions normatives, harmonisant les droits en vigueur. Ces mouvements sont de portée variable, selon les domaines, selon les systèmes juridiques, dont plusieurs ont partie historiquement liée ; ils s’effectuent aussi dans des aires à surface variable et à des niveaux différenciés de la hiérarchie des normes juridiques. A défaut de promouvoir un impossible ordre juridique commun et uniforme, la Francophonie peut se prévaloir d’une méthodologie et d’un processus de valeurs qui lui donne une originalité.
A cet égard, par ses vertus et ses avantages, le droit continental - auquel la plus grande partie des membres de la Francophonie appartient ou puise son inspiration- est un atout précieux pour atteindre ces objectifs : accès au droit, accès au juge …, et donner un contenu aux valeurs de solidarité, de justice sociale assignée aux États. C’est là l’utilité de reconnaître sinon un droit francophone dont on est loin ….du moins, un droit de la francophonie, une culture juridique diffusée par la francophonie dont c’est un élément majeur du projet politique qu’elle promeut ?
On pourra juger excessive la valorisation du droit continental et radicale l’opposition parfois faite avec le droit Common Law ; de même la construction sinon d’un droit francophone ou du moins d’un droit (d’une culture) de l’espace francophone, au-delà de la diversité de ses droits à paraîtra à beaucoup très volontariste et politique. Mais dans les deux cas, en recherchant une identité et une unité, il s’agit d’atteindre un même objectif, désormais clairement proclamé, celui de faire respecter, d’assurer et de promouvoir la diversité juridique dans le monde, de défendre cette « juri-diversité », complémentaire des autres composantes de la diversité. Ces références et les institutions et projets auxquels ils correspondent se présentent comme des marqueurs dans un monde traversé de tendances hégémoniques, parlant d’autres langues que le français, utilisant d’autres droits que le droit continental, civil, romano-germanique et où se construit, nolens volens, le droit de la mondialisation ou plus exactement de la globalisation. Un des motifs de la défense du droit continental et du droit francophone est la préservation de la diversité sous ses différentes formes juridiques mais aussi culturelles, linguistiques, sociales…. On pourra certes s’interroger sur une valorisation de la diversité en laquelle on voit un facteur de progrès et d’innovation et que l’on a tendance aujourd’hui, à transformer en fin en soi et même en dogme. Quelque soient les fonctions qu’elle remplit, et qu’on lui attribue, il en est une qui est de justifier et légitimer le combat mené pour la promotion du français et la défense du droit continental ; ainsi que l’affiche la Fondation éponyme « la richesse, l’évolution et l’application d’un droit diversité est nécessaire et passe par la mise en situation de compétition des différents systèmes de droit » et d’ajouter « c’est dans ce contexte que la Fondation pour le droit continental a été créé pour renforcer le rayonnement du droit continental et contribue à l’équilibre juridique mondial » .
Et les juges ? Les juges du monde francophone, tels qu’ils sont représentés aujourd’hui par l’AHJUCAF, qu’il faut remercier d’avoir choisi un thème de colloque qui alimentera le fameux - et … contesté- dialogue des juges ? Le rôle qui incombe aux juges, francophones, qu’ils soient de pays de droit continental, quelle qu’en soit la version, ou de droit de Common Law est de se livrer à ce délicat arbitrage entre des sources de droit diverses et à résoudre les affrontements juridiques et les conflits juridico - linguistiques qui leur sont soumis. C’est à eux aussi qu’il revient de donner une réalité, une consistance et une attractivité à ces deux univers si distants mais aussi proches, symbolisés, incarnés par des appellations que les spécialistes comparatistes nous pardonneront de justifier et ,au moins pour l’un d’entre eux, d’utiliser malgré tout , mais à certaines conditions …