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Justice et paix civile
Mme Florence Aubry GIRARDIN,
avocate, docteure en droit, juge au Tribunal fédéral suisse
Paradoxe de l’intervention judiciaire
L’économie de marché s’oppose par nature à toutes les formes d’économies planifiées. Pour fonctionner, l’économie de marché implique que tous les acteurs qui interviennent sur un marché (fournisseurs de biens ou de services, clients, consommateurs) soient libres d’y agir aux conditions qu’ils choisissent, dans le respect d’une législation qui s’applique à tous de la même manière. La concurrence qu’ils créent est réputée assurer une dynamique d’échanges permettant aux tiers d’obtenir les meilleures conditions possibles. Bref, il n’y a pas d’économie de marché sans vraie concurrence. Une concurrence ouverte et loyale permet de garantir la confiance des acteurs économiques et partant la prospérité.
Dans cette optique, toute intervention étatique et a fortiori judiciaire dans ce mécanisme peut paraître préjudiciable à l’économie de marché, car de nature à fausser la libre concurrence. Pourtant, ces interventions sont des moyens de contrôle indispensables. Même dans les systèmes économiques basés sur la primauté de la concurrence, le législateur a mis en place des moyens permettant une intervention judiciaire. La libre concurrence sans limitation aucune ne comporte en effet des risques de dérapages. L’intervention du juge en ce domaine apparaît ainsi comme un moyen de garantir le respect d’une économie de marché reposant sur des règles saines.
Le juge peut intervenir dans l’économie de marché sous deux angles :
tout d’abord, lorsqu’il applique des règles qui visent à défendre des intérêts extérieurs au fonctionnement de l’économie, mais qui, indirectement, restreignent la concurrence. En font parties toutes les normes protectrices, en matière de droit du travail ou d’environnement notamment. Si le juge intervient, pour faire respecter par exemple les horaires de travail dans une entreprise ou qu’il impose des mesures de protection de la santé ou de la sécurité des travailleurs, sa décision a un impact sur la concurrence ;
le juge peut aussi intervenir directement sur la libre concurrence. Il a cette compétence dans des situations où les seules lois du marché présentent des riques de dérapage. Ces décisions judiciaires qui ont un impact direct sur le fonctionnement de l’économie sont moins connues que les premières. Je me propose de focaliser la suite de cette intervention sur celles-ci.
Domaines concernés
Sans que cette liste ait la prétention d’être exhaustive, voici quelques domaines dans lesquels le juge peut rendre des décisions de nature à influencer l’économie. Evidemment, il ne peut intervenir qu’en fonction de la compétence que lui donne la législation nationale.
1. Le juge peut rendre des décisions sanctionnant les entreprises qui ne se comportent pas de manière honnête. Ce domaine comprend tous les actes de concurrence déloyale. L’idée est de préserver la " morale des affaires ". Par exemple, une entreprise qui commercialise un produit concurrent en imitant celui-ci de façon à ce que le consommateur puisse être induit en erreur quant au fait qu’il n’achète pas le produit original agit déloyalement.
2. Le juge peut avoir le pouvoir d’intervenir pour éviter des ententes entre entreprises qui ont pour résultat d’empêcher le jeu de la concurrence. Ainsi, le juge peut être amené à casser, en les déclarants illicites, des accords cartellaires. Tel était le cas en Suisse pour le marché de la bière, où les entreprises productrices avaient, par avance, convenu d’un prix de vente minimal de la bière livrée aux restaurateurs.
3. Le juge peut être saisi lorsque le marché, pour un produit, est dominé par une entreprise qui fixe des règles qui excluent toute concurrence, ce que l’on désigne sous l’expression " abus de position dominante ". Le Tribunal fédéral a eu à juger récemment du cas d’une entreprise qui dominait le marché de la publicité dans la presse écrite. Cette entreprise passait, avec les journaux, des contrats, qui revenaient à exclure la création d’autres entreprises actives sur le même marché. A nouveau, en déclarant ces contrats illicites, le juge influence directement la concurrence.
4. Alors que, dans les trois catégories précitées, le juge intervient dans les relations entre entreprises, la dernière catégorie - peut-être la plus délicate pour le juge – recouvre les situations dans lesquelles il faut examiner si une collectivité publique a respecté les règles de la libre concurrence. Tel est le cas lors de l’attribution de marchés publics, soit lorsqu’une collectivité confie l’exécution d’une tâche publique ou la construction d’infrastructures étatiques à une entreprise privée. Lors de l’attribution du contrat, il faut éviter que le choix de l’entreprise ne soit dicté non par la qualité du produit ou des services offerts en relation avec le prix, mais par d’autres éléments qui n’ont rien à voir avec le marché. On pense évidemment au versement de pots-de-vin. Pour parer ce risque, les règles sur les marchés publics imposent une certaine transparence dans l’attribution des contrats, afin de sauvegarder la concurrence et, par conséquent, une saine utilisation de l’argent public. Si une entreprise concurrente qui n’a pas obtenu le marché soupçonne une violation de la procédure de marché public, elle doit ainsi avoir la possibilité de faire appel au juge. Celui-ci devra alors s’assurer que la procédure a été respectée et que le marché a bien été attribué à l’entreprise qui offrait le meilleur rapport qualité-prix.
Importance de l’intervention judiciaire
Les interventions judiciaires qui ont directement pour but d’influencer le fonctionnement de l’économie sont souvent mal perçues. Elles sont sujettes à des résistances, car elles peuvent avoir pour résultat d’assurer une protection à l’acteur économique le plus faible et d’empêcher des entreprises importantes qui dominent un marché d’agir librement. Dans le domaine des marchés publics, elles peuvent en outre revenir à empêcher une collectivité publique de conclure un contrat avec l’entreprise qu’elle avait initialement choisie. Il est cependant indispensable que la justice puisse avoir les moyens d’agir en ce domaine et que les décisions rendues soient acceptées dans leurs conséquences, car une économie de marché ne peut assurer la paix sociale que si elle repose sur une concurrence libre et loyale.