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La greffe juridique en droit comparé

 

Maître Catherine VALCKE

Professeure à la faculté de droit de l’Université de Toronto


Internationalisation du droit, internationalisation de la justice
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Longtemps considérés comme l’archétype du phénomène national, le droit et la justice ont, au cours des dernières décennies, pris une forme résolument transnationale. Les initiatives d’uniformisation des droits nationaux se multiplient ; la désignation du droit étranger comme droit applicable dans le cadre de conventions privées est désormais pratique courante ; les tribunaux à juridiction internationale prolifèrent sans pour autant se désengorger ; l’arbitrage international n’a jamais été aussi prisé, par les gouvernements comme par les entreprises et les particuliers. Les transformations récentes subies par l’enseignement du droit dans tous les pays témoignent de façon particulièrement éloquente de cette tendance. Plusieurs cours de droit domestique sont maintenant enseignés dans une perspective de droit comparé ; un large éventail d’options à saveur internationale ou comparée s’offre aux étudiants ; les échanges d’étudiants ou de professeurs, les projets de recherche, les tribunaux-écoles, les conférences à dimension internationale abondent.

Les moyens par lesquels s’accomplit ce phénomène d’internationalisation varient dans leur degré de formalité. Alors que la désignation par des parties privées d’un droit étranger comme droit applicable à leur convention contribue à cette internationalisation de façon spontanée (de la même façon qu’une pratique généralisée contribue à l’émergence d’une coutume), l’entérinement de cette désignation par un tribunal domestique y contribue de façon plus formelle. Plus formelle encore est la contribution judiciaire qui résulte du recours direct à la règle de droit étranger dans le cadre d’un litige par ailleurs strictement domestique. Le recours direct de fait a pour effet - à tout le moins dans les systèmes de common law - d’intégrer la règle étrangère au droit domestique, de sorte que cette règle fait dès lors partie d’au moins deux systèmes juridiques différents. Le droit prétorien étant formellement considéré source de droit en common law, le juge y détient en principe non seulement le pouvoir d’appliquer ou d’expliciter la règle de droit, mais également celui de la créer de toute pièce. Par conséquent, toute nouvelle règle énoncée par un juge au soutien de ses conclusions à un litige, peu importe la provenance ou le contenu de la règle en question, est de ce fait même automatiquement enchâssée dans le droit local. On assiste ainsi à ce que les juristes Anglo-Saxons qualifient de « greffe juridique » —par référence calculée à l’intervention chirurgicale ou botanique puisque la règle étrangère est littéralement « greffée » au droit local.
On pourrait cependant douter de ce que cette même expression demeure opportune lorsque transposée dans le cadre de systèmes juridiques de souche civiliste. Les classiques du droit comparé enseignent en effet que le juge civiliste, contrairement à son homologue de common law, n’est que la « bouche » de la loi, selon la célèbre expression de Montesquieu. C’est donc dire que le pouvoir du juge civiliste se limiterait à l’application du droit ; il ne s’étendrait pas à sa création proprement dite. (À tout le moins, c’est ce que le dogme classique voudrait nous laisser croire.) Or, si le juge de droit civil ne fait qu’appliquer le droit, la règle de droit étranger ne peut intervenir, dans le jugement de droit civil, qu’à titre de source d’inspiration, d’inspiration quant à l’éventail des possibilités pour ce qui est de la façon d’appliquer telle ou telle autre règle de droit local. Si c’est le cas, il est plus difficile de parler de « greffe » proprement dite en droit civil ; il y aurait davantage lieu de parler de « suggestion », d’« illustration », ou en effet de seule « inspiration ».

Mais au-delà des différences formelles, on peut difficilement nier qu’en droit civil comme en common law le recours au droit étranger, lorsqu’il est déployé, fait partie intégrante du raisonnement judiciaire : dans l’un et l’autre de ces deux systèmes, il constitue à tout le moins une raison, une justification permettant au juge de conclure comme il le fait. Or, il est possible d’affirmer que, dans tout système juridique quel qu’il soit, ce ne sont pas tant les conclusions apportées aux litiges que le raisonnement qui sous-tend ces conclusions qui constituent le droit. De toute évidence, on en appelle ici d’épineuses questions théoriques concernant les fondements du droit, lesquelles il n’est heureusement pas opportun d’approfondir ici. Profitant de l’adage selon lequel on ne saurait réinventer la roue chaque fois qu’on l’utilise, il sera donc simplement présumé, pour les fins de la présente contribution, que le raisonnement, l’argumentation participent de l’essentiel du droit, de l’essentiel de tout droit, qu’il soit civiliste, de common law, ou autre. Si c’est le cas, et si le recours au droit étranger s’intègre effectivement dans le raisonnement du juge, alors il y a lieu de décrire ce recours comme constituant une « greffe juridique » proprement dite, en droit civil comme en common law.

Tant en droit civil qu’en common law, donc, les juges ont de plus en plus souvent recours à ce que l’on peut proprement qualifier de « greffe juridique » lorsqu’il s’agit de régler des différends par ailleurs entièrement domestiques. Qui plus est, dans l’un et l’autre de ces deux systèmes, ce recours s’effectue d’habitude de façon plus ou moins automatique, sans beaucoup de réflexion sur les conséquences possibles de ce que la règle invoquée provient effectivement d’un système étranger. On pourrait difficilement reprocher aux juges ce peu de réflexion : le cadre judiciaire se prête mal à de telles élucubrations. Le cadre plus académique de la présente collection s’y prêtant mieux, c’est cette réflexion que nous nous proposons de poursuivre dans les lignes qui suivent. Plus précisément, nous nous proposons d’explorer, non pas sans un certain œil critique, ce que le droit comparé a à dire sur la question de la « greffe juridique » - sur la question de la possibilité et de l’opportunité de recourir à des règles, des institutions, des concepts de droit étranger dans le cadre de la résolution de litiges domestiques.

À prime abord, il importe de souligner qu’il serait faux de croire que le droit comparé chante ici à l’unisson. Comme toute discipline académique, celle-ci regroupe en fait plusieurs écoles de pensées. Les enseignements du droit comparé sur la question qui nous occupe, comme sur la plupart des questions, sont donc pluriels, souvent divergents, voire même à l’occasion contradictoires. Étant donné que pour comprendre réellement quoi que ce soit il est nécessaire de l’opposer à ce qu’il n’est pas, nous nous proposons ici de brosser un tableau général des différentes écoles de pensée du droit comparé en ce qui concerne la possibilité et surtout l’opportunité pour les juges de procéder à des greffes juridiques inter-juridictionnelles. Les contraintes d’espace étant ce qu’elles sont, ce tableau devra nécessairement demeurer très général. Nous osons cependant espérer qu’il sera néanmoins utile, voire essentiel, dans la mesure où il permettra au lecteur de situer les différentes écoles les unes par rapport aux autres.
Dans un premier temps, donc, nous examinerons ce qu’il conviendra d’appeler l’école des « anti-greffes ». Nous passerons ensuite, dans un second temps, à l’école que nous appellerons, par souci bien cartésien de symétrie, celle des « pro-greffes ». Enfin, la troisième et dernière partie de notre exposé sera consacrée à un examen plus approfondi d’une école se situant à mi-chemin entre les deux premières, laquelle s’accommoderait sans doute de l’épithète « de la greffe modérée », mais sera plus judicieusement désignée « de la greffe prudente et parcimonieuse ». Il s’agira alors d’examiner, en particulier, la méthode comparative préconisée par cette dernière école - la méthode dite « fonctionnaliste » - et d’en recenser les nombreux bénéfices.

I. L’école des anti-greffes

Comme son vocable l’indique, l’école des anti-greffes, regroupe ceux qui s’opposent à toute forme de greffes, ou même de tentatives de greffes, entre juridictions. On pense ici à des auteurs tels que Pierre Legrand, connu principalement pour son ardente opposition au projet d’unification du droit privé européen. Selon les anti-greffes, il serait vain de vouloir greffer du droit étranger sur le droit national parce que de telles greffes sont en fait impossibles - elles ne « prennent » pas ; le nouvel organe ne parvient pas à « s’enraciner » dans le nouveau corps - et il y a donc greffe en apparence seulement. Ou alors, si les greffes juridiques ne sont pas impossibles à proprement parler, à tout le moins sont-elles malsaines - le nouvel organe ne peut fonctionner convenablement au sein du nouveau corps ; il ne peut fonctionner en harmonie avec le reste du nouveau corps ; ou alors son fonctionnement n’est tout simplement pas celui qui était escompté, qui était espéré, par les greffeurs.

Les anti-greffes dénoncent haut et fort, en particulier, les nombreuses initiatives des pays occidentaux pour aider certains pays d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine, ou de ce qui était à l’époque le Bloc de l’Est à se doter de nouvelles constitutions, de nouveaux codes civils, ou de nouveaux systèmes financiers, modelés sur les institutions occidentales correspondantes. Et il est vrai que, trop souvent, ce genre d’initiatives, quoiqu’au départ fort bien intentionnées, se heurte au problème de la greffe qui ne « prend » pas. De nombreuses études rapportent en effet que de déraciner une constitution d’un cadre politique, administratif, et judiciaire particulier pour ensuite la transposer dans un cadre différent s’accompagne inévitablement de nombreux effets négatifs pour le cadre de destination. De même lorsqu’un code civil est transplanté d’une juridiction à une autre sans tenir compte des différences politiques, constitutionnelles, et surtout, culturelles et sociales entre les juridictions d’origine et de destination. Dans le même esprit, il serait pour le moins hasardeux d’implanter un nouveau système de réglementation du marché boursier - tel que des universitaires américains ont tenté de le faire dans certains pays de l’Est —sans se soucier de ce que la nouvelle structure cadre ou non avec le droit privé déjà en place. (Quelle ne fut pas leur surprise de constater que le droit local en matière propriété, de souche civiliste, était en fait très différent du property law Anglo-Saxon !)

Une foule d’autres exemples pourraient ici être donnés—s’il faut en croire au moins un historien du droit, la plupart du droit existant aujourd’hui de par le monde entier proviendrait d’une quelconque forme de greffe juridique . Un dernier exemple suffira néanmoins, celui-ci tiré du droit privé. Il s’agit de la fiducie (« trust »), institution anglaise par excellence s’il en est une, mais que l’on a par ailleurs récemment entrepris d’intégrer au sein du droit civil des obligations, québécois et français. Quoique le stade de l’implantation formelle, législative, soit en grande partie complété, les débats sont loin d’être clos. Comme on le sait, ce n’est que lorsque les règles formelles sont mises en application que les problèmes commencent réellement à faire surface. Par conséquent, ce sont les juges qui sont au premier rang lorsqu’il s’agit d’observer, et surtout de démêler, les problèmes causés par les greffes hâtives ou irréfléchies. Il faudra donc un certain temps avant de pouvoir conclure si la fiducie « prendra », si elle pourra réellement fonctionner dans un cadre civiliste, qui ne connaît par ailleurs de la propriété que sa conception romaniste unitaire, bien loin de la typologie bipartite « Law » et « Equity » du droit anglais.

À l’occasion de chacune des instances de greffe juridique, donc, les anti-greffes se sont élevés pour manifester leur opposition, arguant de ce que la greffe en question était ou bien vaine, ou bien malséante. Mais les raisons évoquées au soutien de cette opposition, quant à elles, varient. Un premier groupe d’anti-greffes considère toute tentative de greffe juridique vouée à l’échec parce que le droit, en tant que phénomène essentiellement culturel, serait inséparable de son contexte culturel d’origine. Cette conception, qu’on pourrait appeler la conception « organique » du droit, s’apparente à celle de l’école romantique allemande, selon laquelle chaque société aurait une âme propre - la célèbre Volksgeist que Goethe et ses contemporains se sont acharnés à reconstruire, et dont le droit et la culture, entre autres phénomènes sociaux, ne seraient que le reflet. Que la greffe juridique puisse être honnie n’a, dans une telle conception du droit, rien de surprenant puisqu’elle implique effectivement de déraciner la règle, l’institution juridique de son terreau culturel propre pour la replanter ailleurs : elle n’implique ni plus ni moins que de vider la règle, l’institution de son âme propre.

Un second groupe - les anti-greffes « rationalistes » - conçoit plutôt le droit comme étant en fait relativement autonome face à la culture. Le droit serait selon eux une création intellectuelle délibérée, le fruit d’une réflexion, d’une délibération rationnelle, menée par des individus intelligents et éclairés (à tout le moins en aspiration), capables de faire des choix libres, donc des choix qui ne sont pas automatiquement déterminés par, entre autres caractéristiques subjectives, leurs goûts, leurs intérêts particuliers, et leurs attaches culturelles. Selon cette conception plus individualiste, le droit, en tant que produit d’une délibération rationnelle, affiche donc un certain degré d’autonomie face à son contexte culturel. Il est également relativement cohérent, puisque les individus qui l’ont créé, étant eux-mêmes rationnels, n’ont pu le vouloir incohérent, souillé de contradictions internes. C’est donc dire que si le droit est calculé, intentionnel, rationnel, il est naturellement soumis aux règles qui s’appliquent à la raison elle-même, notamment, celle de l’indépendance intellectuelle, qui dicte le détachement de toute considération subjective contingente, et celle de la cohérence, qui proscrit toute contradiction interne.
De toute évidence, la conception rationnelle que nous venons de décrire, comme la conception organique décrite plus haut, relève de l’idéal : personne n’oserait prétendre que le droit puisse, dans les faits, reproduire parfaitement la Volksgeist de la société auquel il est rattaché, ou qu’il puisse, à l’opposé, être parfaitement rationnel, cohérent à l’interne, et libre de toute attache culturelle. Le débat a plutôt trait à la détermination de l’idéal vers lequel il doit tendre. Dans la conception organique, le droit s’améliore dans la mesure où il se rapproche de son identité culturelle propre, alors que dans la conception rationnelle, il s’améliore en devenant davantage cohérent et davantage autonome face à son contexte socioculturel.

Mais en admettant même que le droit puisse être, tel que les rationalistes le soutiennent, cohérent et autonome en aspiration, il reste à déterminer pourquoi et en quoi la greffe juridique pourrait être considérée problématique dans une telle conception. Le problème se situerait cette fois au niveau du système receveur, en ce sens que ce ne serait pas tant le déracinement de la règle étrangère que son implantation dans le système local qui poserait problème. Plus particulièrement, le problème pour le système receveur serait que cette nouvelle implantation ne peut que bouleverser l’équilibre intellectuel préexistant, l’équilibre de cohérence (déjà passablement précaire) qui liait les divers éléments du système les uns aux autres avant l’implantation. C’est du moins ce que semble penser, entre autres anti-greffes notoires, le juge Scalia de la Cour suprême des États-Unis. En somme, alors que le problème pour les anti-greffes d’allégeance culturelle est que la greffe implique de déraciner la règle étrangère de son système d’origine, pour les anti-greffes d’allégeance rationnelle, c’est l’effet perturbateur de la greffe sur l’équilibre intellectuel interne du système receveur qui dérange.

En bref, la première école de pensée du droit comparé en ce qui concerne la greffe juridique - l’école des anti-greffes - se divise en deux courants, soit, celui des culturalistes, selon lequel on ne peut ou ne doit détacher la règle de son contexte culturel propre, et celui des rationalistes, selon lequel on ne saurait incorporer une règle étrangère à un système de droit sans bouleverser l’équilibre interne de ce dernier.

II. L’école des pro-greffes

Se situant aux antipodes intellectuels de la première école, la seconde a pour porte-parole principal l’auteur américain Alan Watson, déjà évoqué. Celui-ci n’a pas moins que misé sa carrière sur la thèse selon laquelle la greffe serait la première source de développement juridique à travers le monde. En effet, selon le Professeur Watson, le droit n’est autre qu’un tissu de greffes multiples, accumulées au fil du temps, qu’il revient au droit comparé d’identifier et de répertorier. Le recours au droit étranger ferait donc partie intégrante du développement juridique, en ce qu’il serait effectué par le législateur, certes, mais également par l’avocat, dans sa plaidoirie, et par le juge, dans son jugement. Et, corollairement, le comparatiste du droit serait d’abord et avant tout historien, puisque sa tâche principale serait de repérer et d’analyser les différentes greffes à l’origine du droit aujourd’hui en existence à travers le monde, d’identifier la source initiale de ces greffes et le moment exact de leur intervention, et de relater les divers ajustements qu’elles ont chaque fois provoqué au sein des systèmes receveurs.
Tel que Watson l’explique lui-même, le point de mire de l’analyse pro-greffe est la règle ou l’institution de droit positif, conçue indépendamment de tout contexte autre qu’historique, donc de tout contexte géopolitique, culturel, social, ou même moral. De toute évidence, cette conception implique nécessairement qu’une telle distinction, entre le droit (positif) d’une part, et son contexte d’autre part, puisse au départ être établie. En effet, s’il n’était pas possible de distinguer le droit de son environnement culturel et social, si donc cet environnement devait être considéré comme faisant partie intégrante du droit lui-même, il ne serait tout simplement pas possible de transposer le droit d’une culture à une autre puisque la différence d’environnement interviendrait comme un obstacle incontournable à une telle transposition. La possibilité d’une distinction droit/culture est donc nécessairement présupposée par l’analyse pro-greffe.

On ne se surprendra guère de ce que la thèse de Watson selon laquelle le droit n’est qu’un amalgame de greffes ait su s’attirer l’appui des positivistes convaincus. En effet, le positivisme présuppose lui aussi la possibilité de considérer la règle de droit en faisant abstraction des valeurs -économiques, morales, et autres - qui la sous-tendent. Mais la thèse de Watson compte la plupart de ses adeptes parmi ceux qui, positivistes ou non, conçoivent le droit, les différents droits existant de par le monde, comme partageant un fondement philosophique universel. Pour certains, ce fondement universel est moral—c’est ce que préconisait l’école du droit naturel des XVIIe et XVIIIe siècles. Pour d’autres, ce fondement est plutôt prudentiel ou instrumental - c’est la position avancée, par exemple, par l’école plus contemporaine de l’analyse économique du droit. Plusieurs des initiatives de greffe juridique décrites ci-dessus - en particulier celle concernant l’implantation d’un système financier à l’américaine dans les pays du Bloc de l’Est - ont de fait été entreprises à l’aune de l’impératif de l’efficacité économique, présenté comme universel, alors que certaines autres - notamment en ce qui concerne l’unification du droit européen - sont le fait de certains grands penseurs de l’école (contemporaine) de droit naturel. On pense ici, entre autres, aux principes d’UNIDROIT et aux remarquables travaux de James Gordley . En somme, s’il y a divergence d’opinion au sein des pro-greffes universalistes quant à la nature et au contenu du socle universel qui unit les systèmes de droit du monde entier, on semble être d’accord de ce qu’un tel socle à tout le moins existe.

Deux écoles de pensée radicalement opposées l’une à l’autre, en somme : d’un côté les anti-greffes, qui soutiennent qu’il importe de préserver l’intégrité culturelle et/ou la cohérence intellectuelle de chaque système de droit, et que la greffe juridique contrevient à cet impératif. De l’autre, les pro-greffes, qui affirment au contraire que le droit n’est autre qu’une accumulation de greffes juridiques, avec pour résultat qu’on ne peut proscrire la greffe sans dénigrer la nature profonde du droit, et qu’il vaut dès lors mieux se concentrer sur l’analyse des ajustements qui doivent être apportés aux systèmes receveurs pour que les diverses greffes en cours puissent s’accomplir sans heurts. S’il n’est pas possible d’entraver le processus, autant travailler à le faciliter.

Entre ces deux extrêmes s’étale, on s’en doute, toute une panoplie de variations, de positions de compromis, qui empruntent à l’une et à l’autre de ces deux extrêmes quelques uns de leurs éléments caractéristiques. C’est l’une de ces positions intermédiaires que nous nous proposons de défendre dans la prochaine et dernière section de notre exposé.

III. L’école de la greffe prudente et parcimonieuse

Telle que nous la concevons, cette école enseigne qu’il est opportun de recourir à la greffe seulement de façon ponctuelle, lorsque les trois conditions suivantes sont établies : (1) le droit local est silencieux sur une question particulière ; (2) le droit étranger a une solution à offrir concernant cette même question ; et (3) il est possible de greffer la solution étrangère sur le système local sans y créer trop de remous, c’est-à-dire, sans enfreindre outre mesure à la logique juridique ou à la culture plus générale de ce système. Cette école intermédiaire partage donc le souci des anti-greffes en ce qui concerne l’importance de préserver l’intégrité culturelle et/ou intellectuelle du système local. Le point de départ - et point de mire constant - de l’analyse n’est jamais autre que le système local : c’est seulement dans la mesure où il y aurait un manque à combler, une brèche à colmater dans le système local que la greffe est envisagée. Mais cette école diffère de celle des anti-greffes en ce qu’elle refuse de présumer que de colmater les brèches avec du droit étranger porte nécessairement atteinte à l’intégrité du système local : on se dit au contraire que le colmatage fait partie intégrante du travail quotidien des juges, et qu’importe qu’ils puissent s’acquitter de cette tâche en s’inspirant de classiques littéraires, de sources spirituelles - bibliques, pourquoi pas ? - de droits étrangers, ou de quelque autre source ! L’important est que le matériau utilisé pour colmater la brèche soit adapté à celle-ci.

Le succès de l’entreprise dépend donc de ce que l’on puisse identifier, avec exactitude et précision, en l’occurrence au sein du droit étranger, un matériau approprié pour colmater la brèche locale. Or voilà précisément, à notre avis, le talon d’Achille de la greffe juridique : comment s’assurer que les règles de droit étranger qui s’offrent au juge - qu’elles aient été identifiées par les plaideurs, par le juge même, par son assistant de recherche, ou par un quelconque professeur d’université - sont adaptées à la brèche identifiée dans le système local ? Sur ce point, l’école de la greffe prudente et parcimonieuse rejoint l’école des pro-greffes, puisque la méthode qui est utilisée pour s’assurer d’une certaine correspondance entre la règle étrangère et la brèche locale est la méthode dite « fonctionnaliste », laquelle fut mise de l’avant par les célèbres comparatistes allemands Konrad Zweigert et Heinz Kötz et effectivement vite adoptée par la grande majorité des pro-greffes.

La méthode fonctionnaliste s’appuie d’abord et avant tout sur une prise de conscience. L’expérience du droit comparé a en effet révélé qu’il est hasardeux d’utiliser un vocable ou un domaine du droit comme point de départ à une comparaison inter-juridictionnelle. De fait, les étiquettes attachées aux diverses règles, institutions, et notions de droit (« hypothèque », « proportionnalité », « fiducie », « liberté d’expression », « cause contractuelle ») et les classifications analytiques (« le droit des contrats », « le droit de la propriété », « la responsabilité civile », « le droit constitutionnel ») ne sont pas déterminées par une quelconque instance internationale, chargée de standardiser l’étiquetage et l’emballage d’un système à l’autre. Elles sont plutôt déterminées localement, par les acteurs juridiques en présence dans chaque système, avec pour résultat que la même étiquette ou catégorie peut désigner ou englober des institutions différentes - et qu’une étiquette ou catégorie différente peut désigner ou englober des institutions similaires - dans des systèmes juridiques différents. Par conséquent, il serait inopportun pour un juge qui chercherait à régler un problème, disons, contractuel de limiter son étude du droit étranger à ce qui est désigné comme « droit des obligations contractuelles » dans le système étranger, pour la simple et bonne raison que certaines institutions considérées comme « contractuelles » dans le système étranger pourraient très bien ne pas l’être dans le système local, et vice versa. Il est tout à fait possible qu’un même problème puisse être considéré « contractuel » dans un système et « délictuel » dans un autre, par exemple. En l’occurrence, il faudrait, pour obtenir une idée juste de la solution du droit étranger, étudier les règles de ce droit afférentes à la responsabilité civile en plus de celles afférentes au droit des obligations contractuelles. La seule considération du droit désigné comme contractuel dans le système étranger donnerait au juge une vision tronquée de la solution apportée au problème dans ce système.
Le génie de Zweigert et Kötz a été donc, d’abord de prendre conscience de ce problème, inhérent à toute étude comparative du droit, et ensuite de proposer une solution. Selon eux, ce n’est pas l’étiquette assignée aux règles, aux institutions, aux catégories du droit qui doit servir de point de départ à la comparaison - de tertium comparationis - mais bien plutôt la fonction desservie par ces étiquettes. En effet, si les étiquettes varient, les fonctions quant à elles demeurent constantes. C’est en tout cas ce qu’avancent Zweigert et Kötz. Le point de départ de toute comparaison doit donc être, non pas une règle ou un ensemble de règles, mais bien un problème particulier, une situation de fait, qui appelle au déploiement des règles juridiques pertinentes, quelles que puissent être leurs étiquettes et domaines d’appartenance, dans les divers systèmes de droit sous étude.

Par exemple, dans la mesure où on considère que tous les systèmes de droits font face à des problèmes de fraude dans la conclusion de contrats entre parties privées, et que tous se sont dotés de règles visant à contrer ce problème, le problème de la fraude contractuelle - ou la fonction correspondante, « limiter la fraude contractuelle » - serait un bon point de départ pour une comparaison éclairée et impartiale des systèmes de droit. On découvrirait alors que si, dans les systèmes de common law, on tente de limiter la fraude contractuelle en grande partie par l’entremise de la notion de « consideration », selon laquelle seules les promesses bilatérales, les promesses données en échange d’une quelconque contrepartie, sont sanctionnées en droit, dans les systèmes civilistes on utilise davantage le droit de la preuve pour arriver au même résultat. De fait, les systèmes civilistes sont beaucoup moins récalcitrants à sanctionner les promesses unilatérales, données sans aucune contrepartie, mais ils requièrent par ailleurs que celles-ci soient notariées. Un juge anglais qui aurait limité son étude du droit français en matière de fraude contractuelle à ce que ce système qualifie de « droit des contrats » (à l’exclusion de ce qui y est qualifié de « droit de la preuve ») aurait très bien pu conclure, erronément, que le droit français ne se préoccupe pas de questions de fraude dans la conclusion des contrats (voire même, que les contractants français n’adoptent jamais de comportements frauduleux !) D’une façon ou de l’autre, l’usage par le juge de la catégorie « droit des contrats » ou de l’institution « cause contractuelle » (ou « consideration » en common law anglaise), plutôt que de la fonction « limiter la fraude contractuelle », l’aurait amené à se méprendre sur l’état de la question dans le droit étranger.

Quoiqu’une foule d’autres exemples du même ressort pourraient ici être donnés, un dernier suffira, lequel sera tiré du droit constitutionnel, plus précisément du droit en matière de liberté d’expression. On ne pourrait entreprendre de comparer, valablement, les différentes conceptions de la liberté d’expression de par le monde indépendamment des différentes conceptions du recours en diffamation, puisqu’on peut naturellement s’attendre à ce que l’étendue de la liberté d’expression soit inversement proportionnelle à l’étendue du recours en diffamation ! (Une étude statistique de la question serait nécessaire pour déterminer si cette attente s’avère dans les faits.) Une bonne compréhension du recours en violation de la liberté d’expression impliquerait naturellement que les deux recours soient étudiés en tandem en dépit du fait que ceux-ci appartiennent a priori à des domaines du droit très différents, notamment, le droit public et le droit privé. Ici encore, une situation de fait, mettant en cause une quelconque violation de liberté d’expression, ou la fonction y correspondant (« protéger ou baliser la liberté d’expression »), constituerait un bien meilleur point de départ pour la comparaison que l’un ou l’autre des vocables « diffamation » ou « liberté d’expression », ou même que l’un ou l’autre des domaines « droit de la diffamation » ou « droit de la liberté d’expression », puisque ce point de départ mènerait naturellement à l’étude de toutes les règles pertinentes sur la question dans chaque système de droit peu importe leur étiquette ou leur domaine d’appartenance.

Enfin, il peut arriver que le recours à la fonction, plutôt qu’à l’étiquette ou au domaine du droit comme tertium comparationis, nous amène à transcender, non seulement les vocables et classifications juridiques locales, mais également le droit lui-même. Dans certains cas en effet, il arrive qu’une fonction particulière soit desservie par des instruments proprement juridiques dans une société mais que cette même fonction soit desservie par des instruments sociaux, politiques, ou culturels dans une autre société. Zweigert et Kötz donnent l’exemple de l’enregistrement des titres de propriétés, institution apparemment sinon inexistante en droit américain, à tout le moins bien plus limitée que ce qu’elle est en droit européen. Est-ce à dire que la société américaine a trouvé le moyen de fonctionner sans enregistrer ses titres de propriétés ? L’affirmative serait pour le moins surprenante. Et effectivement, la différence se situe plutôt en ce que, aux États-Unis, cette fonction est assumée en grande partie par le marché privé plutôt que par l’État : ce sont les compagnies d’assurances qui s’en chargent, avec pour corollaire que l’on s’en remet aux lois de la concurrence, plutôt qu’à la sanction étatique, pour garantir la fiabilité des données. Dans un tel cas, le recours à la fonction aura pour effet bénéfique de forcer le comparatiste à élargir le contexte d’étude, non seulement au-delà des vocables ou des domaines du droit, mais également au-delà du droit même, puisque c’est dès lors le rôle de certains mécanismes économiques et sociaux qu’il conviendra d’explorer - un élargissement absolument essentiel si la comparaison doit demeurer équilibrée .

Si les règles des différents systèmes de droit varient grandement, les fonctions qu’elles desservent se ressemblent souvent. La fonction des règles de droit, davantage que leur étiquette ou leur domaine d’appartenance, constitue donc le filon à saisir lorsqu’il s’agit d’identifier la contrepartie étrangère d’une règle ou d’un ensemble de règles locales. Non seulement cette fonction permettra-t-elle de faire le lien entre la brèche locale et le matériau étranger, mais elle permettra également de déterminer les risques que poserait un colmatage éventuel pour l’intégrité culturelle et l’équilibre interne du système local. En effet, la perspective fonctionnelle favorise une vision plus globale de la règle dans son contexte juridique et social, laquelle est essentielle afin d’évaluer les risques en question. La méthode fonctionnaliste paraît dès lors tout indiquée pour ce qui est de déterminer si les trois conditions établies par l’école de la greffe prudente et parcimonieuse—l’existence d’une brèche locale, l’existence d’une solution étrangère, et la possibilité d’un colmatage sans heurt intellectuel ou culturel substantiel - sont effectivement satisfaites. Elle rend ainsi possible une certaine conciliation entre les objectifs des pro-greffes et les objections des anti-greffes : il s’agit de greffer, certes, mais avec prudence et parcimonie.

 
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