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La mise en application des décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme

 

Mme Natalie FRICERO

Professeure à l’Université de Nice Sophia Antipolis
Directrice de l’Institut d’Etudes Judiciaires


L’exécution des décisions de justice dans l’espace francophone


1. La Cour européenne des droits de l’Homme constitue un exemple très original de juridiction régionale dont les Etats ont accepté la compétence et l’autorité en ratifiant la Convention européenne des droits de l’Homme . Le rôle de la Cour s’est accru de manière considérable au cours de ces 10 dernières années, à tel point que le dernier rapport 2011, rendu public le 26 janvier 2012, révèle que le nombre de requêtes ne cesse de croître sans que l’on puisse réellement trouver une solution efficace ! Depuis le 1er juin 2011, date d’entrée en vigueur du Protocole 14, c’est un juge unique qui déclare l’irrecevabilité des requêtes, au moins dans les affaires simples, et la saisine de la Cour est soumise à des conditions de recevabilité supplémentaires, puisque le requérant doit justifier qu’il a subi un préjudice important , et il existe des traitements différenciés des affaires (affaires répétitives, mesures provisoires de l’article 39 du règlement de la Cour). Malgré cela, le traitement des affaires reste problématique comme le révèle l’allocution du Président de la Cour européenne lors de l’audience solennelle d’ouverture de l’année judiciaire 2012 , et des réflexions se poursuivent pour trouver d’autres remèdes .

2. Le Président de la Cour a insisté sur le fait que « la bonne exécution des arrêts de la Cour est un élément crucial ». En effet, l’obligation positive des Etats de se conformer aux arrêts de la Cour résulte de l’article 46 de la Convention ainsi libellé : « Les Hautes parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution ». Des mécanismes juridiques ont ainsi été mis en place pour assurer l’effectivité des arrêts de la Cour européenne. Mais on observe d’importantes limites au caractère exécutoire des décisions de la Cour : aucun mécanisme ne permet de contraindre réellement un Etat à modifier sa législation pour se mettre en conformité par exemple. C’est pourquoi des mécanismes politiques ont été créés pour inciter très fortement les Etats à respecter les standards européens définis par la Cour européenne.

I.- Les mécanismes juridiques de l’effectivité des arrêts de la Cour européenne

3. Deux catégories de dispositifs juridiques ont été mises en place par la Convention européenne : l’autorité de la chose jugée des décisions, et la force obligatoire des arrêts.

A. La reconnaissance automatique de l’autorité de la chose jugée des arrêts de la Cour

4. En droit procédural, l’autorité de la chose jugée est un attribut conféré au jugement, qui permet d’éviter que la solution donnée par le juge puisse être remise en cause, une fois que tous les recours ont été exercés ou que les délais pour les exercer sont expirés. L’autorité de la chose jugée interdit la formation d’une autre demande, fondée sur les mêmes faits et ayant le même objet et la même cause , et permet aussi de se prévaloir de la décision.

a) Première conséquence : l’irrecevabilité d’une requête identique devant la Cour ou devant toute autorité internationale (autorité négative de la chose jugée)

5. Aux termes de l’article 35 b) de la Convention européenne, une requête est irrecevable si « elle est essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par la Cour ou déjà soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, et si elle ne contient pas de faits nouveaux ». Cette règle, généralement énoncée sous la forme de la règle « Non bis in idem », peut être considérée comme une manifestation de l’autorité de la chose jugée par la Cour. En effet, si une formation quelconque de la Cour (Juge unique, Comité des 3 juges, Section ou Grande chambre) a rendu une décision définitive, sur le fond ou sur la recevabilité, le requérant ne peut plus soumettre le même grief une seconde fois à la Cour européenne, ou à toute autre instance internationale. On constate qu’il s’agit d’une autorité « négative » de la chose jugée, interdisant la possibilité de faire « rejuger » une requête.

b) Deuxième conséquence : faculté de se prévaloir de la décision et impossibilité de contester l’arrêt de la Cour européenne devant une instance nationale (autorité positive de la chose jugée)

6. Les arrêts de la Cour ont autorité de chose jugée, puisque les intéressés peuvent se prévaloir du titre que constitue la décision (par exemple pour réclamer à l’Etat le versement de la satisfaction équitable). Aucun processus national de remise en cause de cette autorité n’est prévu dans un cadre national : dès lors que l’arrêt est devenu définitif selon le droit conventionnel (après expiration du délai de renvoi devant la Grande Chambre), son autorité devient incontestable.
Il s’agit d’une autorité de la chose jugée « inter partes » (ou « relative ») : seul l’Etat partie au litige est tenu de reconnaître l’autorité de la décision de la Cour. On admet que cette autorité s’impose également aux particuliers-parties au litige : le requérant est considéré comme une partie intégrante à l’instance européenne et il ne saurait remettre en question la décision au même titre que l’Etat.

7. Mais les autres Etats, non condamnés, ont intérêt à prendre en compte l’autorité des arrêts de la Cour, s’ils veulent échapper à des condamnations lorsque leur situation juridique est identique (par exemple, la condamnation de la Turquie pour non assistance d’un avocat pendant la garde à vue a très rapidement concerné la France !)
En faveur d’une reconnaissance de l’efficacité substantielle même par les Etats tiers, c’est-à-dire d’une « autorité absolue de la chose interprétée », on peut invoquer plusieurs arguments :
- D’abord, l’article 19 de la Convention instaure une Cour européenne « afin d’assurer le respect des engagements résultant de la présente Convention » : cet organe n’est-il pas dès lors le juge naturel et privilégié de l’interprétation de la Convention ?
- Ensuite, l’idée que l’interprétation de la Convention donnée par la Cour européenne s’incorpore à la norme européenne et lui emprunte son autorité pourrait être défendue. En ayant admis l’autorité de la jurisprudence de la Cour, en ayant adhéré à l’engagement de respecter le droit conventionnel, les Etats se seraient donc engagés à reconnaître l’autorité des interprétations données par la Cour européenne, même lorsqu’ils ne sont pas « parties » à l’instance européenne qui a donné lieu à cette interprétation.

B. La reconnaissance limitée de la force obligatoire

8. Les dispositions de l’article 46 de la Convention précisent que « les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties » : dès lors que la décision est définitive (rendue par la Grande chambre ou par une autre formation et après expiration du délai de 3 mois de saisine de la Grande chambre), l’Etat partie au litige doit s’y conformer, il a une obligation juridique tenant à la signature de la Convention internationale. Cette « force obligatoire » circule librement dans les ordres nationaux, sans formalité intermédiaire et sans processus d’exequatur : aucune condition n’est posée, aucune procédure n’est prévue.

9. Néanmoins, cette reconnaissance ne signifie pas que la décision européenne s’incorpore dans l’ordre juridique interne pour se substituer à un jugement national ou à une loi nationale. Cette relative inefficience des arrêts est connue sous les termes d’effet déclaratoire. Prenons trois exemples :

1. si un jugement rendu par un tribunal français méconnaît un droit de l’Homme, et que la Cour condamne l’Etat français sur ce point, l’arrêt de la Cour ne modifie pas l’autorité de la chose jugée par le juge national, qui prime toujours. Pour effacer les conséquences d’un jugement national non conforme à une décision de la Cour, il est indispensable de prévoir un mécanisme national pour remettre en cause l’autorité de la chose jugée. C’est le cas en France, en matière pénale, les articles 665 et suivants du code de procédure pénale ayant instauré une procédure de réexamen du procès. Mais il s’agit là d’une hypothèse originale d’ouverture d’une nouvelle voie de recours contre un jugement national. En matière civile et commerciale, ce réexamen n’existe pas, et la décision interne non conforme au droit européen conservera son autorité et sa force exécutoire.

2. si la Cour condamne l’Etat parce qu’une loi n’est pas conforme à un droit de l’Homme, le Parlement et les autorités publiques ont une obligation juridique de se mettre en conformité. Mais il n’existe aucune contrainte juridique pour forcer le Parlement à adopter une modification législative ! Entre la déclaration de violation et la réforme, il s’écoule souvent de nombreuses années…

3. s’agissant de la force exécutoire de la condamnation à une satisfaction équitable : La victime qui bénéficie d’une satisfaction équitable ne peut pas utiliser de voies d’exécution contre l’Etat, protégé par une immunité de saisie, qui interdit toute contrainte sur les biens du domaine public. De plus, comme la décision de la Cour européenne ne constitue pas un titre exécutoire, la victime ne peut pas disposer des processus de contrainte contre les agents publics instaurés par le dispositif administratif.
La jurisprudence de la Cour européenne fait évoluer cette résistance : depuis les arrêts Salah, Baybasin et Sylla c/Pays Bas du 6 juillet 2006 , la Cour européenne ne tranche pas toujours dans le même arrêt la déclaration de violation et la condamnation à la satisfaction équitable. Le montant de la satisfaction peut être fixé ultérieurement, et il dépend de la plus ou moins grande diligence de l’Etat à réparer les conséquences générales et particulières de la violation. Voilà une forte incitation à exécuter rapidement, pour diminuer le montant de la satisfaction équitable !

On pourrait conclure que les standards européens définis par la Cour européenne ne sont pas appliqués ! Ce serait évidemment tout à fait faux. On peut multiplier les exemples dans lesquels la France a modifié sa législation pour assurer une mise en conformité de droits de l’Homme. Par exemple, la réforme récente permettant l’assistance d’un avocat pendant la garde à vue, ou encore la loi sur l’égalité successorale de tous les enfants d’une même personne, quelle que soit la composition de la famille, ou encore l’interdiction d’appliquer une loi nouvelle à un procès en cours. De même, la Cour de cassation française interprète les lois françaises conformément à la jurisprudence de la Cour européenne (par exemple la notion d’impartialité « objective » du juge, qui ne peut pas juger deux fois la même affaire).

Et de tels exemples se retrouvent dans tous les pays du Conseil de l’Europe, ce qui démontre l’efficacité du système.

A côté de ces mécanismes purement juridiques, il faut aussi mentionner des mécanismes politiques très performants pour la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne !

II.- Les mécanismes politiques de l’effectivité des arrêts de la Cour européenne

La Convention des droits de l’Homme a prévu un mécanisme de contrôle de l’exécution des arrêts (A), assuré par le Comité des Ministres. Le recours à une transparence de l’exécution (B), grâce au site internet du Conseil de l’Europe, incite fortement les Etats à conserver leur image internationale de « pays des droits de l’Homme »…

A. Le contrôle de l’exécution par le Comité des Ministres

Le Comité des Ministres est l’organe de contrôle du Conseil de l’Europe (il est composé du Ministre des affaires étrangères de chaque Etat). L’article 46 de la Convention européenne, modifié par le Protocole 14, précise ce contrôle :

1. L’arrêt définitif est soumis au Comité des Ministres pour qu’il en surveille l’exécution (il surveille aussi les règlements amiables)
Pour cela, il tient des réunions « Droits de l’homme » régulières, et engage un dialogue avec l’Etat concerné pour envisager les mesures à prendre, individuelles ou générales, pour garantir l’exécution de l’arrêt. Si des garanties sont fournies, le Comité des ministres déclare la clôture de l’examen de l’affaire (voir les exemples sur le site internet du Comité des Ministres, Résolutions adoptées).

2. S’il existe une difficulté d’interprétation d’un arrêt de la Cour, qui entrave son exécution, la majorité des 2/3 des représentants peuvent décider de saisir la Cour pour lui demander son interprétation.

3. Si l’Etat refuse de se conformer à la décision, le Comité des Ministres le met en demeure, puis à la majorité des 2/3, saisit la Grande chambre de la Cour de la question après un délai de six mois suivant la mise en demeure (cela laisse le temps à l’Etat de régulariser ). Si la Cour constate une violation, elle renvoie au Comité des Ministres pour qu’il examine les mesures à prendre. Ce recours en manquement constitue une forte pression politique sur l’Etat. Il doit être motivé, et reflète les diverses opinions exprimées au sein du Comité des Ministres, en particulier celle de l’Etat concerné. Il ne sera utilisé qu’en cas de circonstances exceptionnelles.

B. La transparence de l’exécution

Le recours à Internet permet de situer chaque Etat sur la scène internationale, et de vérifier quel comportement ont adopté les autorités publiques dans l’exécution des arrêts de la Cour européenne.

1. Il existe un site internet, accessible au public, avec un portail consacré à l’Exécution des arrêts. On trouve sur ce portail, notamment, des éléments statistiques sur ne nombre de condamnations de chaque Etat, sur l’effectivité de l’exécution de chacun des arrêts.

2. Ce site internet contient aussi des « fiches » pays. Il est possible de savoir, pour chaque Etat, quelles sont condamnations, quel est le taux d’exécution, les délais…

3. Le Comité des Ministres établit chaque année un rapport annuel intitulé « Surveillance de l’exécution des arrêts » : on y trouve les montants payés par les Etats, la portée du contrôle, les difficultés de certains Etats…

Ces éléments de transparence contraignent les Etats qui entendent sauvegarder leur image de « pays de droits de l’Homme » sur la scène internationale à se conformer aux condamnations !

 
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