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PRIX DE l’AHJUCAF POUR LA PROMOTION DU DROIT
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Président du Conseil d’État du Liban
Permettez moi, avant de commencer cette modeste intervention, de remercier les organisateurs de ce colloque, en particulier mon éminent collègue et ami le président Ghaleb Ghanem pour l’honneur qu’il me fait en me demandant d’intervenir devant une audience aussi distinguée. Cette intervention est axée sur la protection des droits fondamentaux lors de l’exécution des décisions du juge administratif.
En effet, à l’ère du droit au procès équitable, l’exécution des décisions juridictionnelles prend toute sa dimension et devient un indicateur essentiel de performance de la justice.
Nous sommes actuellement dans une période oû l’exécution de la chose jugée est considérée par le juge administratif comme faisant partie intégrante de ses fonctions, l’idée s’est imposée que la procédure ne s’achève pas avec la notification de la décision de justice.
Une plus grande attention est portée aux justiciables sous l’influence du droit européen et de la pression sociale.
La cour européenne des droits de l’homme décrit très bien cet état d’esprit dans un arrêt du 18 juin 2002 : " l’exécution d’un jugement ou d’un arrêt de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du procès".
Le Conseil d’Etat français, à son tour, a posé le principe selon lequel le droit à un recours effectif était un principe constitutionnel.
L’exécution des décisions de justice ne concerne toutefois qu’un nombre très limité de décisions. Il faut probablement en déduire que l’administration exécute spontanément la grande majorité des jugements et arrêts rendus. Néanmoins, le nombre minime des décisions non exécutées n’affecte pas le caractère fondamental du droit à l’exécution des jugements.
A ce propos, la Cour européenne des droits de l’homme a consacré le droit à l’exécution effective des décisions de justice en tant que droit fondamental protégé au titre de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme , bien que cet article ne cite pas expressément un tel droit.
C’est la théorie des droits implicites qui a permis à la Cour européenne la reconnaissance du droit à l’exécution des décisions de justice , comme l’a bien souligné le vice président du Conseil d’Etat Français, M. Jean Marc Sauvé, dans son intervention lors de la rentrée solennelle de la cour européenne des droits de l’homme en 2010. La Cour juge que l’inexécution par les autorités d’une décision définitive est une violation de l’article 6, paragraphe 1, relatif au droit à un procès équitable .
Dans son interprétation des textes de la constitution, Le Conseil constitutionnel libanais a adopté des méthodes qui amènent à reconnaître le caractère fondamental du droit à l’exécution des décisions de justice. En effet, à l’instar de son homologue français il a adopté la théorie du bloc de constitutionnalité en affirmant dans sa décision du 12 septembre 1997 que « les principes contenus dans le préambule de la Constitution en font partie intégrante et jouissent d’une valeur constitutionnelle certaine et égale à celle des dispositions mêmes du texte constitutionnel. »
Dans la même décision le Conseil cite une convention internationale à laquelle le Liban avait officiellement adhéré pour faire jouer l’alinéa b du préambule stipulant que l’Etat libanais, étant membre fondateur et actif de l’Organisation des Nations Unies, donc engagé par ses pactes et par la déclaration universelle des droits de l’Homme, il devrait concrétiser ces principes dans tous les domaines sans exception.
Ce qui voudrait clairement signifier que l’extension de la théorie du bloc de constitutionnalité dans un tel sens pourrait mettre beaucoup de pain sur la planche de l’organe de contrôle .
Couronnant tout ce qui précède, la jurisprudence du Conseil constitutionnel libanais, a eu l’occasion d’habiller de valeurs constitutionnelles d’autres droits et principes que les textes n’avaient pas littéralement cités , et ceci, sans doute en application de la théorie des droits implicites.
Pour le Conseil d’Etat cette situation n’est pas sans conséquences puisqu’il ne cesse d’affirmer avec rigueur et persistance son attachement à une application effective de ses décisions. Cependant, les moyens de contrainte mis à sa disposition, dans le cadre législatif actuel, demeurent insuffisants.
En effet, face à l’inertie de l’administration, l’administré victime pourra s’orienter vers les moyens traditionnels de contrainte. Le droit administratif libanais est similaire au droit français, quant à l’existence de ces moyens.
Parmi ces procédés, on distingue, d’une part le recours en annulation, qui tend à effacer l’acte contesté (1), et d’autre part, la possibilité d’engager la responsabilité de l’administration(2) et même celle des agents publics(3) pour violation de la chose jugée ou bien pour le retard dans la mise en exécution des jugements.
Face à une éventuelle inertie ou refus d’exécuter la chose jugée, le justiciable a la possibilité de recourir, de nouveau, au juge administratif.
En effet, l’inexécution par l’administration d’une décision de justice, est constitutive d’un excès de pouvoir. Le juge saisi annulera, par conséquent, la nouvelle décision administrative.
Mais, cette solution est loin d’être satisfaisante. En effet, même si le juge administratif sanctionne l’abus de la personne publique, l’exécution de cette nouvelle annulation posera les mêmes problèmes que la première.
Les pouvoirs du juge sont identiques dans les deux cas et par conséquent le cercle est vicieux et le problème n’est pas résolu.
On ne voit pas, par ailleurs, pourquoi l’administration récalcitrante aurait changé d’attitude, après une deuxième annulation.
Méconnaître une décision juridictionnelle n’est pas seulement un excès de pouvoir, mais aussi une faute ; la réparation du préjudice né de cette violation constitue, d’ailleurs, une garantie dont bénéficie la chose jugée.
En France, comme au Liban, l’administré peut engager la responsabilité de l’administration, en cas de retard dans l’exécution des jugements administratifs ou de violation de la chose jugée.
L’engagement de la responsabilité de la personne publique, fait peser sur cette dernière l’obligation de réparer le dommage causé. La victime, a par conséquent, droit à réparation.
En cas de refus, explicite ou implicite, de la collectivité publique de reconnaître sa responsabilité ou de réparer le préjudice, le juge administratif, sur la demande du requérant, peut prononcer la condamnation aux dommages-intérêts.
S’agissant du refus d’exécuter une condamnation pécuniaire, la somme due va être augmentée des intérêts moratoires.
Une fois examinée la question de la responsabilité des personnes publiques, on peut s’interroger sur le fait de savoir, si les fonctionnaires auxquels la faute est imputable, peuvent voir leur responsabilité engagée.
En France, la loi du 16 juillet 1980, a prévu, qu’en cas de manquement aux dispositions relatives à l’exécution des décisions, condamnant les personnes publiques au paiement d’une somme d’argent et en cas de condamnation à une astreinte, les agents relevant de la Cour de discipline budgétaire et auxquels est imputable le défaut d’exécution des décisions en cause, sont passibles d’une amende qui peut atteindre le montant de leur traitement annuel brut.
Notons, d’ailleurs, que la Cour de discipline budgétaire, n’était pas compétente à l’égard des membres du gouvernement et des administrateurs élus des collectivités locales et de leurs groupements.
Cependant, l’article 78 de la loi du 29 janvier 1993 a modifié cet état de droit. Si rien n’est changé en ce qui concerne les membres du gouvernement, les autorités locales élues peuvent désormais être poursuivies devant la Cour, lorsque leur comportement a provoqué le prononcé d’une astreinte.
Par contre, au Liban la loi prévoit la possibilité d’engager la responsabilité des agents publics, en cas de non-conformation à la chose jugée.
D’une part, l’article 93 de la loi du statut du Conseil d’Etat, consacre une responsabilité de l’agent devant la Cour des Comptes. En effet, l’agent responsable du retard dans l’exécution pourra être condamné par la Cour des Comptes à une amende égale à un maximum de six fois son traitement mensuel.
D’autre part, l’agent fautif peut aussi voir sa responsabilité pénale engagée. Cette dernière est régie par l’article 371 du Code Pénal, lequel prévoit une peine qui peut aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement.
Évidemment, la preuve du délit commis par l’agent est souvent difficile à établir, ce qui explique le nombre limité de poursuites pénales, en matière d’inexécution d’un jugement administratif.
Ce système présente également d’autres lacunes, car la responsabilité pour inexécution de la chose jugée est souvent assumée par le ministre compétent. Or la responsabilité civile de ce dernier suit sa culpabilité pénale, et celle-ci, régie par les articles 70 et suivants de la constitution libanaise, n’est prononcée par la Haute-Cour qu’après instruction d’une commission parlementaire et mise en accusation décidée par la majorité des deux tiers des membres de l’Assemblée entière.
On peut alors comprendre pourquoi les chances pour le requérant d’obtenir l’exécution d’une décision qui lui est favorable, peuvent être dans certains cas extrêmement faibles.
En somme, dans la plupart des cas de non-exécution, l’administré se voit accorder une indemnité, car comme l’a souligné J.Rivero, « au prix de l’indemnité, l’administration achète le droit de maintenir les effets de sa décision arbitraire ».
Néanmoins, il ne faut pas négliger l’accroissement des contraintes, pesant sur les personnes publiques ces dernières années. On se réfère, notamment au droit français, où des changements radicaux sont intervenus. Quant au droit libanais il est à la recherche de nouveaux moyens de contrainte suivant les démarches entreprises par le droit français.
Quels peuvent être les nouveaux moyens de contrainte auxquels l’on pourrait recourir ?
Les contraintes pesant sur l’administration condamnée en justice, se sont singulièrement accrues depuis quelques années. En effet en France, des nouvelles garanties ont été données aux justiciables, tout particulièrement au stade de l’exécution des décisions de justice rendues par la juridiction administrative.
Je vous cite brièvement quelques étapes marquantes :
Le décret du 30 juillet 1963 a mis en place :
La procédure de demande d’éclaircissement ouverte aux ministres.
La procédure non contentieuse d’aide à l’exécution ouverte à toute partie intéressée.
La loi n° 80-539 du 16 juillet 1980 a marqué une étape décisive en introduisant 3 dispositifs visant à contraindre l’administration à exécuter :
1) La possibilité pour le Conseil d’Etat, statuant au contentieux, de prononcer une astreinte à l’encontre d’une personne publique tant qu’elle n’a pas exécuté la décision juridictionnelle ( à cette époque seul le Conseil d’Etat peut prononcer des astreintes et il mettra 5 ans avant de prononcer la 1ere astreinte ).
2) La possibilité d’obtenir le mandatement d’office en cas de condamnation d’une personne publique au paiement d’une somme d’argent.
3) La possible condamnation par la Cour de discipline budgétaire et financière des agents publics responsables du prononcé d’une astreinte ou d’un mandatement d’office.
La loi n° 95-125 du 8 février 1995, relative à l’organisation des juridictions, a quant à elle, déconcentré l’exécution des décisions des tribunaux administratifs et des cours et a franchi un énorme pas en offrant au juge la possibilité d’agir au stade préventif en prononçant des injonctions à l’égard de l’administration pour l’obliger à exécuter.
Enfin de décret du 4 mai 2000 a étendu aux collectivités territoriales et aux établissements publics la faculté, jusqu’alors réservée aux ministres, d’adresser à la Section du rapport et des études des demandes d’éclaircissement.
Un tel aménagement législatif est vivement recommandé au Liban. Toutefois, on ne doit pas ignorer le fait qu’il existe, en droit administratif libanais, la possibilité, sus-mentionnée, de recourir aux moyens d’exécution traditionnels, afin d’obtenir l’exécution par l’administration d’un jugement qui a prononcé sa condamnation pécuniaire, et la possibilité de recourir à la demande d’astreinte dans les conditions de l’article 93 du statut du Conseil d’Etat.
La menace d’astreinte et d’amende ne pouvant suffire à régler le problème de la non- exécution, Il faut remettre l’ouvrage sur le chantier, en approfondissant les mécanismes et les sanctions de l’article 93.
Puisque le Liban a pris le parti de s’inspirer de la loi française de juillet 1980, il faut emprunter à cette dernière les alinéas qui font son efficacité, lesquels précisent que, faute d’ordonnancement dans le délai de deux mois du montant de la condamnation, le comptable de l’Etat « doit procéder au paiement » sur simple production par le créancier de la décision de justice condamnant l’Etat, ou bien, lorsque la condamnation concerne une personne publique autre que l’Etat, le représentant de l’Etat procède au mandatement d’office de la dépense, en dégageant ou créant le cas échéant les ressources nécessaires. Faute de ce mécanisme (qui donne à la décision de justice les effets d’un mandatement, en cas d’inertie de l’autorité administrative) la loi ne garantira pas l’exécution effective des décisions de justice puisqu’elle se borne à sanctionner un refus de payer par la seule astreinte prévue par l’article 93.
On doit toutefois se demander si ce qui a pu être accepté en France doit être repris intégralement au Liban. On rappelle que les mécanismes de la loi de juillet 1980 supposent que la décision de justice est « passée en force de chose jugée », et que donc elle a pu être soumise à l’examen d’un juge d’appel, voire faire l’objet d’une mesure de sursis à exécution. Et l’on ajoute qu’aucune des condamnations envisagées ou pratiquées en France ne risque de porter une atteinte insupportable aux finances publiques. Ce qui a autorisé le législateur français à instaurer un mécanisme automatique et systématique, sans échappatoire.
La situation des finances publiques libanaises n’est sans doute pas identique à celle qui existe en France, et si dans certains cas la négligence et la mauvaise volonté des administrations sont la cause du litige, dans d’autres cas, ce sont les contraintes budgétaires qui pèsent sur certaines administrations. Le principe fondamental de la souveraineté absolue du juge et de la chose jugée doit nécessairement se combiner avec celui de la survie de l’Etat.
Finalement, dans une société démocratique, régie par le principe de l’État de droit, la protection juridictionnelle de l’administré constitue un élément fondamental. « La démocratie suppose que l’État connaisse bien le droit comme frontière de sa puissance ».
Pour que l’on puisse affirmer que l’État est véritablement lié par le droit, encore faut- il que l’administration active applique effectivement les décisions de la juridiction administrative.
Ces décisions juridictionnelles ont une force obligatoire et s’imposent à toutes les parties, qu’elles soient privées ou publiques. Elles ne constituent pas des services rendus, des prières et encore moins des avis.