L’AHJUCAF est une association qui comprend cinquante cours judiciaires suprêmes francophones.
Elle a pour objectif de renforcer la coopération entre institutions judiciaires, notamment par des actions de formation et des missions d’expertise.
PRIX DE l’AHJUCAF POUR LA PROMOTION DU DROIT
L’AHJUCAF (Association des hautes juridictions de cassation ayant en partage l’usage du français) crée un prix destiné à récompenser l’auteur d’un ouvrage, d’une thèse ou d’une recherche, écrit ou traduit en français, sur une thématique juridique ou judiciaire, intéressant le fond du droit ou les missions, l’activité, la jurisprudence, l’histoire d’une ou de plusieurs hautes juridictions membres de l’AHJUCAF.
Fabrice Hourquebie
Professeur de droit public
Université Montesquieu-Bordeaux IV
Expert-consultant sur les questions de justice
auprès de l’Organisation internationale de la Francophonie
A propos de la controverse sur le contrôle de constitutionnalité des lois de révision constitutionnelle, Georges Vedel avait clairement dénoncé la référence faite par une partie de la doctrine notamment à une décision de la Cour suprême d’Inde : « Il faut se défaire de l’idée que telle ou telle théorie, telle ou telle pratique adoptée par une Cour constitutionnelle étrangère dans une démocratie parfois juvénile s’impose comme le dernier cri de la mode féminine lancé dans les collections de printemps ».
Le recours au précédent étranger est certainement la manifestation la plus aboutie du dialogue transnational des juges et de l’ouverture (de la porosité diront certains) des systèmes juridiques. Bien connue en common law, car finalement plutôt consubstantielle à la tradition d’ouverture et à la culture judiciaire des droits ressortissants à cette famille notamment en raison d’un mode de production du droit essentiellement jurisprudentiel et donc, à ce titre, plus réceptif à la diversité des méthodes d’interprétation , son utilisation est plus récente dans les systèmes de droit continental davantage marqués par les identités nationales. De ce point de vue là, l’espace francophone est à la croisée des chemins et des cultures. Car le champ francophone est d’une part, et par nature, un espace de coexistence de droits nationaux issus, affiliés ou émancipés des deux grands modèles type. Et parce que, d’autre part, chacun des ordres juridiques nationaux est porteur d’un métissage d’autant plus complexe qu’adossé à un système de référence, il repose aussi sur des éléments de droit coutumier, musulman, autochtone etc.) Mais les risques ou blocages que peut induire cette diversité des droits et dans le droit sont à la mesure du défi de la globalisation juridique qu’incarne, dans une certaine mesure, l’échange des arguments de droit étranger, et particulièrement de décisions de justice entre les juges nationaux. A ce titre, le mimétisme constitutionnel et le suivisme juridique (et judiciaire) sont autant d’écueils déjà bien connus en Francophonie que le processus de réception des décisions étrangères doit éviter. La (re)contextualisation de l’argument de droit jurisprudentiel étranger est de ce point de vue là indispensable (comme d’ailleurs dans le cadre de n’importe quel processus d’import/export juridique ou dès lors que la technique de l’emprunt est envisagée).
Quels sont donc les enjeux dans la recherche et la réception des précédents judiciaires ? Ce propos va tenter d’établir les principes directeurs d’une « bonne réception » des décisions étrangères.
Réceptionner les décisions des juridictions étrangères relève d’une double justification. D’abord sur le terrain de la légitimité du juge : à l’heure de la juris-globalisation (F. Hourquebie) il importe que les juges nationaux ne donnent pas le signal d’un isolement qui les conduirait à être en dehors du dialogue juridictionnel transnational émergent (A). Mais en dehors de cette vision systémique, le phénomène d’importation des décisions étrangères peut correspondre au souhait de diversifier les méthodes d’interprétation dont dispose le juge pour avoir une vue plus compréhensive du problème juridique posé (bien souvent sur le terrain des droits fondamentaux d’ailleurs) (B). Dans les deux cas, la solution jurisprudentielle devient la résultante d’un procédé d’énonciation concurrentielle, c’est-à-dire comparée, du sens de la norme.
A. Le recours aux précédents comme outil de légitimation
Les Cours qui font de la réception des décisions étrangères un moyen de légitimation tant de leur statut que de leur office peuvent se classer en deux grandes familles (qui parfois se recoupent d’ailleurs).
Première famille : celle des jeunes Cours suprêmes ou constitutionnelles ou les Cours en périodes de transition politique. Le contexte politique et juridique les oblige à rentrer dans une démarche de quête de légitimité et de reconnaissance internationale à travers la réception des décisions étrangères. L’objectif recherché est alors double : il tient tant au souci d’amarrer la Cour à un certain consensus de valeurs qui émerge dans la communauté internationale, qu’à une volonté d’intégrer la jurisprudence de la Cour dans l’environnement de celles des autres Cours suprêmes. L’importation des décisions étrangères permet ainsi de donner à la communauté internationale un gage d’ouverture réelle, mais aussi d’inscrire la nouvelle société en construction dans une logique de mise en conformité avec les exigences universelles en matière de suprématie (constitutionnelle) et de garantie des droits fondamentaux. Le droit jurisprudentiel étranger constitue, au moins au début, une sorte de « balise constitutionnelle », une matrice de principes de références, auréolés de la crédibilité internationale et parés des habits du constitutionnalisme moderne.
L’espace francophone fourmille d’exemples. Ainsi en allait-il des juridictions (notamment constitutionnelles) des pays d’Europe centrale et orientale dans le tournant des années quatre-vingt dix au moment de la rupture avec le régime communiste. Cela semble un peu moins avéré aujourd’hui, au vu des réponses au questionnaire de la République tchèque, de la Roumanie, de la Moldavie ou encore de la Pologne. Cela se vérifie en revanche toujours pour les juridictions de l’espace francophone africain (Mali, Madagascar, Tchad…) surtout en période de sortie de crise et de reconstruction de l’État de droit.
Cette circonstance temporelle (transition, sortie de crise) induit clairement une réception des décisions étrangères plutôt lorsque le juge doit statuer sur des questions liées aux droits fondamentaux et aux libertés. C’est un point particulièrement typique des régimes de transition (la problématique francophone sur cette question permet de vérifier cette hypothèse). Car en dépit du potentiel légitimant que peut représenter l’invocation des droits de l’Homme, on s’aperçoit malgré tout que le concept est un concept vide ; il ne peut en effet reposer sur aucune définition du contenu de ces droits, dans la mesure où ceux-ci n’existaient pas sous le régime antérieur et où la jurisprudence et la pratique en la matière ne sont pas encore suffisantes. Donc si les droits de l’Homme sont « inhérents » au nouvel État de droit, ce caractère intrinsèque doit nécessairement conduire le juge à progressivement remplir ces « coquilles vides », de façon à définir ces droits et libertés non seulement de manière formelle mais aussi, et surtout, de manière substantielle ; les jurisprudences étrangères remplissent cet office.
Deuxième grande famille : les Cours membres de systèmes d’intégration ou de coopérations régionales ; le recours aux précédents étrangers semble y être plus poussé. Plus qu’une faculté, la réception des décisions étrangères deviendrait presque une nécessité tant l’objectif de convergence juridique et jurisprudentielle est au cœur des processus d’harmonisation sectorielles par le droit. La notion de dialogue des juges prend tout son sens.
Ainsi, au sein de l’Union européenne, les Cours constitutionnelles qui ont à vérifier la constitutionnalité des traités d’intégration recherchent quasi systématiquement ce qui a pu être jugé antérieurement par une autre cour. Au sein de l’espace francophone, il existe des espace régionaux et sous-régionaux de justice (Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires ; Union économique et monétaire ouest africaine, Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale notamment) qui sont autant de lieux d’échanges et de dialogue entre les juges des cours suprêmes, via différentes procédures (comme le renvoi préjudiciel) mais aussi, de manière plus informelle, via l’importation des décisions des juridictions des autres pays membres en vue de s’en inspirer pour aller vers un « droit commun ». Car les risques de tensions entre les cours nationales et les Cour communes (d’arbitrage pour l’OHADA par exemple) ne sont pas à écarter. Un de moyens pour les surmonter est de prendre en considération les solutions jurisprudentielles des Cours du même ensemble régional
Reste que pour les Cours installées, qui ne sont pas dans des contextes de ruptures de la démocratie ou de reconstruction de l’État, la fonction légitimante du recours aux précédents étrangers ne joue pas ; ou à tout le moins ne joue pas de la même façon. Elle cède la place à une fonction plus justificatrice du raisonnement du juge : la réception des décisions étrangères participe d’une méthode d’interprétation renouvelée.
B. Le recours aux précédents comme méthode d’interprétation
La réception des décisions étrangères peut s’analyser comme un processus interprétatif . Pour Häberle : La comparaison juridique devrait être considérée comme une cinquième méthode d’interprétation en plus des quatre méthodes décrites par Savigny en 1840 (grammaticale, logique historique et systématique). Et de poursuivre : « L’ouverture de contenu et de dimension des droits fondamentaux vers l’extérieur sont la conséquence de l’évolution vers un État constitutionnel coopératif. Se crée alors une communauté des interprètes (…). La société ouverte des interprètes devient internationale, différenciée cependant en fonction des pactes régionaux (…) et de l’appartenance culturelle, par exemple dans l’espace européen ou latino-américain ou aussi africain (…) ».
Dans un sens opposé, le juge américain Scalia estime que les emprunts ne peuvent valoir qu’en matière d’élaboration de la constitution, et non pour l’interprétation des autres normes . Par cette position, il s’inscrit dans un courant interprétatif extrêmement peu favorable à des apports extérieurs. Ainsi « l’originalisme » (ou les intentions premières des Pères fondateurs) prône une interprétation au plus près du texte originel qui exclut la réception des précédents jurisprudentiels en tant qu’ils expriment une idéologie dynamique et ouverte . Dans l’espace francophone, la Cour suprême du Canada peut fournir un excellent exemple de cette interprétation ouverte et dynamique du droit, notamment à travers l’exemple de la comparaison de la Charte des droits et libertés de 1982 au Bill of Rights de la constitution américaine. Marie-Claire Ponthoreau relevait qu’après avoir souligné le rôle pionnier des États-Unis en matière de protection des droits fondamentaux, la juge, Claire L’Heureux-Dubé, précisait : « Nous n’avons pas toujours suivi l’approche américaine. […] Cependant, examiner et prendre en considération la jurisprudence américaine nous a permis de tirer profit d’une compétence en matière d’interprétation constitutionnelle acquise depuis deux cent ans ». Ce que confirme la réponse apportée au questionnaire et que nous relayons en partie ici avec les références jurisprudentielles précises auxquelles elle renvoie . Plusieurs arrêts en matière de droits fondamentaux rendus depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982 font explicitement référence aux traités internationaux ou à la jurisprudence internationale , et ce, même si le texte en question n’est pas en vigueur au Canada. Dans l’arrêt Baker c. Canada , la Cour a considéré la portée de la Convention relative aux droits de l’enfant, qui avait été ratifiée par le Canada mais qui n’était pas en vigueur. Bien que la Cour ait reconnu que cette Convention n’avait aucune application directe au Canada, elle a souligné l’importance de son rôle dans l’interprétation du droit interne. La Cour a souligné en effet que « [l]es valeurs exprimées dans le droit international des droits de la personne peuvent [...] être prises en compte dans l’approche contextuelle de l’interprétation des lois et en matière de contrôle judiciaire » (par. 70). Également dans Mugesera c. Canada , au par. 178, la Cour a déclaré que l’interprétation et l’application des dispositions du Code criminel canadien sur les crimes contre l’humanité devaient s’harmoniser avec le droit international. Dans son analyse, elle a ainsi tenu compte de la jurisprudence du Tribunal pénal international pour le Rwanda et du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Enfin, puisque le texte de la Charte reflète celui d’autres instruments internationaux, la Cour s’est inspirée d’approches préconisées par la Commission et la Cour européenne des Droits de l’Homme pour développer le cadre analytique permettant aux tribunaux de déterminer, entre autres, si des violations à des droits garantis par la Charte sont « justifiables dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Le droit international se révèle ainsi source d’inspiration importante pour la Cour, du moins en matière de droit public. De surcroît le phénomène n’est pas nouveau : Miller et autre c. La Reine . Le droit étranger a aussi valeur heuristique et persuasive en droit privé, notamment en raison des origines de ce droit au Canada (le Code Napoléon pour le Québec et la common law d’Angleterre dans les autres provinces). Pour interpréter les dispositions du Code civil du Québec, par exemple, la Cour n’hésite pas à recourir aux théories civilistes développées par la doctrine française . Il en est de même pour les concepts de common law - le célèbre arrêt Donoghue v. Stevenson , par exemple, forme toujours la base du droit de la responsabilité civile dans ces provinces ».
Cette approche « moderne » de l’interprétation vaut aussi - au Canada - en matière constitutionnelle. La Cour a reconnu que l’un des principes les plus fondamentaux d’interprétation de la constitution canadienne est que cette dernière doit être comprise comme « un arbre vivant qui, grâce à une interprétation progressiste, s’adapte et répond aux réalités de la vie moderne » .
Dans les cas précédents, la réception des décisions étrangères a alors une vocation justificatrice du raisonnement judiciaire : se référer aux précédents permet de combler un vide juridique ou de surmonter une difficulté sérieuse. Les réponses au questionnaire le font clairement apparaître pour les Cours de l’espace africain francophone comme le Mali, le Tchad, le Sénégal, le Niger…
Le recours aux décisions étrangères comme méthode d’interprétation est d’ailleurs parfois formellement consacré dans certaines constitutions (qui n’appartiennent pas au monde francophone ; la tendance à l’institutionnalisation de cette méthode apparaît plutôt dans les constitutions irriguées en partie par la common law et son pragmatisme) . Dans ce cas, la légitimité du recours à la solution étrangère ne se pose pas puisqu’elle est actée dans le texte fondamental.
L’exemple typique se trouve en Afrique du sud. La constitution intérimaire, dans sa section 35(1), et la constitution définitive dans sa section 39(1)(a),(b),(c), recommande aux juridictions d’interpréter les dispositions du Bill of Rights en s’inspirant, au besoin, des principes du droit international public et du droit jurisprudentiel comparé. En soi, cette disposition est un bel exemple d’importation des valeurs du constitutionnalisme occidental dans le texte fondamental sud-africain. Mais au-delà de la seule référence formelle, la section 35(1) est le canal principal par lequel les décisions des juridictions étrangères et les principes d’autres systèmes juridiques vont parvenir dans le droit sud-africain. La section 35(1) fixe moins une possibilité (« may have regard ») qu’une certaine impérativité, comme c’est le cas pour la référence au droit international public (« a court have regard »). Cette distinction préfigure bien celle, plus appuyée, de la section 39(1) de la constitution définitive, au terme de laquelle le juge sud-africain interprétant la charte constitutionnelle des droits devra tenir compte (ou prendre en considération) du droit international et pourra tenir compte (prendre en considération) les précédents jurisprudentiels et le droit positif étranger.
Cet argument du droit comparé est très fréquemment invoqué dans la décision du 6 juin 1995 Makwanyane sur la peine de mort . Et il le sera encore très largement dans la décision du 9 juin 1995, S. v. Williams and others , dans laquelle la Cour considère les châtiments corporels contraires aux sections 10 (dignité humaine) et 11 (traitement inhumains et dégradants) de la constitution.
Si le principe de la réception peut se justifier, la pertinence de la démarche repose également - et peut-être avant tout - sur la nature des choix opérés. Les modalités de la réception conditionnent alors largement la légitimité du recours.
Invoquer un précédent étranger repose, pour le juge, sur un travail d’importation qui ne peut laisser trop de place à la subjectivité. Si le recours à la décision étrangère peut s’apparenter à une méthode d’interprétation, le processus qui conduit lui-même à sélectionner le précédent pour l’utiliser par la suite doit aussi répondre à un certain nombre d’exigences logiques. Aussi la réception des décisions étrangères s’inscrit-elle dans un système de contraintes qui doit permettre d’identifier le précédent significatif (A) dont l’autorité, bien que forcément variable, devra être la moins contestable (B).
A. Un précédent significatif
Quels sont les principes directeurs qui guident la recherche de précédents judiciaires et quelles sont les contraintes qui pèsent sur cette recherche ? C’est à ces questions que nous allons tenter d’apporter quelques éléments de réponse.
D’abord sur les principes directeurs de la recherche. Comment choisir le précédent significatif c’est-à-dire le plus apte à remplir sa vocation justificatrice dans l’élaboration de la décision judiciaire ? Ce n’est plus ici une question de légitimité (v. supra I-A) mais bien une question d’opportunité.
Plusieurs indices guident le juge dans son choix. L’argument culturel en est un. Le choix de réceptionner une décision de justice est lié à la culture judiciaire et est donc largement tributaire de l’appartenance à l’un ou l’autre des deux grands systèmes de droit. Ainsi les juridictions de common law s’inspirent plus facilement des précédents étrangers ; en droit continental, les spécificités juridiques et les identités nationales sont plus fortes et constituent autant de facteurs de résistance à l’importation. En découle un indice qui serait lié au style judiciaire : un style judiciaire discursif, narratif et analytique qui, bien souvent et de surcroît, autorise la pratique des opinions individuelles est davantage propice au recours au droit jurisprudentiel étranger car il permet d’objectiver le processus d’échange des arguments et de révéler le sens des interprétations. La pratique corrobore ce constat car seules les cours pratiquant les opinions dissidentes ou/et concurrentes font référence de manière explicite et réitérée à « l’argument de droit comparé ». La proximité textuelle ensuite : le texte à interpréter est de même nature juridique ; ou le texte servant de référence à l’interprétation est similaire. La proximité contentieuse est un autre indice. Le cas soumis est-il identique à celui traité par une autre juridiction ? L’affaire est-elle similaire en fait et/ou en droit ? La réponse du Mali au questionnaire est, à ce titre éclairante : « Les juridictions nationales peuvent s’inspirer dans le processus décisionnel de l’État du droit dans d’autres pays de règles issues d’un droit étranger lorsqu’il y a identité de la question traitée et dans la mesure où le droit ou les règles issues d’un droit étranger, par la publication, font autorité ». La réponse du Tchad va dans le même sens : « Les juridictions nationales s’inspirent profondément de la jurisprudence étrangère en adoptant leur raisonnement juridique dans une affaire similaire dont elles ont la charge ». Il appartient bien, en tous cas, au « juge-importateur » de vérifier si le précédent étranger concerne un cas d’espèce ou est une solution de principe ; sa portée devra être en conséquence nuancée et son autorité dans le nouvel espace juridique potentiellement relativisée (v. infra II-B). Dernier indice, peut-être, mais non des moindres : l’appartenance à un ensemble régional qui forme une communauté de valeurs (OHADA, UEMOA notamment dans l’espace francophone ; mais aussi système de la convention européenne des droits de l’homme dans l’espace européen). La communauté de valeur peut se déduire aussi non pas de l’appartenance à un système d’intégration ou d’harmonisation régionale par le droit mais à une histoire commune. Cela est particulièrement vrai ici pour l’espace francophone. Les pays « de succession française » ont hérité d’un même modèle historique de référence (v. les réponses données au questionnaire par le Mali, le Sénégal, le Niger, le Tchad…) ; c’est ce que Jean de Gaudusson a pu appeler le « paradigme de la dépendance » Le dialogue juridictionnel et jurisprudentiel nord sud qui s’ensuit n’a pas de symétrie. Il trouvera plutôt un écho dans un dialogue sud-sud au sein de l’espace francophone, c’est-à-dire à l’intérieur des sous-ensembles régionaux dans les systèmes de coopérations régionales ou sectorielles. Le problème qui découle de la multiplication de ces coopérations est alors le risque de chevauchements institutionnels et donc décisionnels. Alors n’est ce pas là remettre en cause l’idée même de dialogue si les arguments ne circulent que dans un sens ou de manière univoque ? Un des moyens de prévenir les risques de ce dialogue « à sens unique » peut résider dans la connaissance des décisions des cours « de la même famille », c’est-à-dire des cours nationales regroupées dans des ensembles infrarégionaux. L’appartenance à un de ces systèmes de coopération intégrée pèse donc de manière déterminante sur la réception des décisions des « cours sœurs ». La diversité juridique n’interdit pas les convergences jurisprudentielles dans certains secteurs du droit. Il en va de l’attractivité du droit et, partant, de sa performance .
Un certain nombre de contraintes pèsent aussi sur la recherche. Le juge doit en être conscient et les intégrer dans sa démarche. D’abord la formation des juges. Il est facile de comprendre que juges formés aux États-Unis se tournent plus facilement vers la Cour suprême ; par opposition aux juges formés en Allemagne qui s’inspirent davantage du droit continental c’est à la lumière de cet argument que l’on peut mesurer importance des programmes de coopération dans la formation des juges ; et les actions menées par la Délégation à la paix, à la démocratie et aux droits de l’homme sur le terrain de la coopération juridique et judiciaire vont tout à fait dans ce sens . Ensuite, et c’est le prolongement, la nécessité de formations spécialisées au droit étranger ou/et à la comparaison des droits. Cet axe est essentiel car il participe d’une ouverture sur l’extérieur . En pratique, les juges des jeunes cours de l’est ont bien souvent été formés en Europe de l’ouest et s’en sont approprié les valeurs. « Un juge ayant séjourné à l’étranger, formé au droit étranger et évoluant dans un milieu ouvert aux apports extérieurs sera probablement plus naturellement amené à examiner les solutions étrangères » et à introduire dans son raisonnement justificatif un tel argument .
Derrière cette problématique de la formation et de l’ouverture aux droits étrangers c’est en réalité, par ricochet, la question de la traduction des décisions de justice qui est posée. Une décision exportable, c’est-à-dire utilisable, est une décision traduite. Beaucoup de Cours font déjà l’effort de la traduction (et un certain nombre de Cours suprêmes et constitutionnelles font apparaître sur leurs sites les « grands arrêts » ou « grandes décisions » traduites en plusieurs langues, dont avant tout l’anglais). Il convient de relever, là encore, l’importance des programmes d’appui de l’OIF à la traduction et à la mise en ligne. C’est ici un autre enjeu de l’aide à la diffusion du droit à travers la construction de bases de données des décisions (un exemple très réussi en francophonie est donné par la base de données jurisprudentielles JURICAF, http://www.juricaf.org), ou l’institutionnalisation d’un réseau francophone de diffusion du droit (RF2D, http://www.rf2d.org).
En toutes hypothèses, la réception des solutions étrangère repose, en dernière instance, sur une démarche finaliste. Il faut que le recours au précédent apporte une valeur ajoutée à la décision ; ce qui pose la question de l’autorité juridique du précédent étranger.
B. Une autorité variable
Quelle est l’incidence de la réception d’un précédent étranger ? A-t-elle une fonction essentiellement rhétorique ou une fonction véritablement argumentative ? En quoi des précédents pertinents peuvent-ils aider à l’élaboration de la décision nationale ? Ce qui induit, inévitablement et comme nous avons pu l’indiquer, des interrogations de fond sur les méthodes de raisonnement. En d’autres termes, jusqu’à quel point le juge national peut-il s’inspirer du précédent étranger ? Recourir à une décision étrangère est moyen de forger sa propre opinion mais nécessairement sous la réserve de la recontextualisation du précédent. Réfléchir à la force du précédent importé et donc à son autorité pose en filigrane la question de l’étendue de l’office du juge et de l’autonomie de son interprétation.
Didier Maus l’a bien montré , plusieurs niveaux d’autorité sont à distinguer (qui dépendent aussi du moment au cours duquel l’appel au précédent étranger est fait). On en identifiera trois.
D’abord, premier palier d’effet, un effet informatif. Les décisions étrangères sont utilisées pour préparer la décision nationale à travers la constitution de dossiers documentaires, d’études de droit comparé etc. Mais le précédent n’est pas formellement cité dans la décision. Le recours à la décision étrangère se fait ici dans le processus d’élaboration de la décision en amont de la délibération. La Cour de cassation française est un exemple typique comme le montre la réponse fournie au questionnaire. « La Cour de cassation, en particulier la chambre criminelle et la chambre commerciale, sont susceptibles d’être intéressées par les décisions jurisprudentielles étrangères. Toute la difficulté consiste alors à réunir dans des délais acceptables les éléments d’information nécessaires. L’interlocuteur habituel est le service des affaires étrangères et internationales du ministère de la justice qui peut mobiliser les magistrats de liaison en poste dans certaines capitales étrangères ou qui dispose déjà d’un certain nombre d’études de droit comparé. D’autres voies de recherches peuvent être utilisées, comme les instituts universitaires de droit comparé (avec le même problème de durée de traitement des affaires), ou les sites internet dont l’inconvénient majeur est la difficulté d’apprécier la portée des décisions disponibles, sans connaissance du système juridique dans lequel elles interviennent ». En d’autres termes, l’utilité pour la Cour de cassation des recherches de droit comparé reste relativement limitée : elle permet à la juridiction d’élargir le champ de sa réflexion mais ne peut être directement exploitable pour la solution des pourvois. Une pratique identique pourrait être identifiée au Conseil constitutionnel français à travers le travail de préparation des dossiers documentaires. au Conseil constitutionnel français (préparation de dossiers documentaires) .
Deuxième niveau d’autorité : le précédent a une autorité de persuasion (un effet persuasif). La Cour suprême du Canada fournit une bonne illustration. Il apparaît dans la réponse au questionnaire que « si les arrêts de la Cour suprême du Canada font voir une démarche interprétative ouverte au droit étranger . A cet égard, Gianluca Gentili faisait référence à la notion de « cosmopolitisme juridique » développée par le juge La Forest pour justifier cet emprunt étranger et son autorité. Plus nuancé et prudent, le juge Wilson indiquait que « la Cour a toujours dit que même si elle peut bénéficier pour ses décisions de nature constitutionnelle de l’expérience des États-Unis et des autres pays, elle n’est d’aucune manière liée par leur expérience ou leur jurisprudence ».
Qu’est ce qui, alors, confère l’effet persuasif à un précédent judiciaire ? La réitération par les Cours d’une solution convergente induit-elle la valeur du précédent et partant justifie-t-elle son importation ? Ou doit-on estimer qu’il y a là une interprétation autonome ? De nouveau selon la tradition juridique, la réponse varie. Mais c’est en tous cas c’est bien cet effet persuasif du précédent qui est le plus fréquent, car finalement le meilleur compromis entre l’effet simplement déclaratif et l’effet purement normatif, au moins pour les juridictions de common law ou de systèmes mixtes (voir la Cour suprême de l’Inde par exemple).
Par conséquent, troisième et dernier niveau d’autorité : l’autorité du précédent peut être contraignante. On est ici dans un contexte juridique bien particulier : celui des systèmes d’intégration ou de coopération. Une Cour nationale qui s’écarterai d’un précédent issu de la Cour « commune » (Cour européenne des droits de l’homme, Cour d’arbitrage pour l’OHADA, Cour interaméricaine ; Commonwealth etc.) prend le risque d’être censurée. Cette situation se distingue de l’effet simplement persuasif par le fait que le précédent judiciaire s’impose obligatoirement, il est subi ; alors que dans les autres hypothèses, la réception du précédent est choisie. Le dialogue transnational des juges laisse la place à un dialogue en réseau. Et la réception de la décision étrangère n’a dès lors plus la même signification. Elle est une conséquence mécanique de l’appartenance à un système intégré de coopération ; elle n’est plus en tous cas un acte de volonté lié à un processus interprétatif spécifique.
La réception des décisions étrangères interroge en tous cas du point de vue de ce que l’on pourrait appeler le « nationalisme constitutionnel ». Les juges sont toujours en tension et en équilibre. D’un côté, une juridiction qui ne s’ouvrirait pas sur l’extérieur via le droit comparé court le risque de l’isolement. Dans un système de « judicial globalization » c’est ici un véritable danger. Ainsi importer les décisions étrangères permet de rendre visible aux yeux de tous le fait que je juge s’insère dans un dialogue institutionnel transnational. D’un autre côté, recourir à l’excès aux précédents étrangers peut aussi affaiblir le juge en mettant en cause l’authenticité de son interprétation aux yeux de l’opinion .
Finalement la situation optimale est celle d’une culture constitutionnelle et judiciaire favorable aux apports extérieurs qui a en même temps conscience des limites de l’approche comparative et des difficultés méthodologiques et pratiques liées à l’importation des précédents étrangers.