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Le rôle du juge constitutionnel libanais dans la sauvegarde des droits processuels fondamentaux

 

Salim J. Jreissati

Chargé d’enseignement à la faculté de Droit et des Sciences Politiques de Beyrouth

Avocat à la Cour

Ancien membre du Conseil Constitutionnel


La mise en œuvre des droits fondamentaux par les règles de procédure


L’article 19 de la Constitution, qui a légalement institué un Conseil Constitutionnel au Liban pour contrôler la constitutionnalité des lois et statuer sur les conflits et pourvois relatifs aux élections présidentielles et parlementaires, a été introduit dans la Constitution par la loi constitutionnelle no 18 du 21\9\1990 qui a largement emprunté des morceaux (tel le préambule) au « Document d’Entente Nationale », communément appelé « accord de Taëf » (du nom de la ville d’Arabie Saoudite où les députés libanais se sont rendus pour rédiger et adopter ce texte le 22 octobre 1989).

Ce document a fait l’objet d’une déclaration du Haut Comité arabe en date du 24 octobre 1989 et a reçu l’appui des cinq membres permanents du Conseil de sécurité dans une déclaration du 31 octobre de la même année. Il fut voté par la Chambre des Députés au Liban lors de la séance parlementaire du 5 novembre 1989.

Cet accord dispose qu’un « conseil constitutionnel pour l’interprétation de la Constitution, le contrôle de la constitutionnalité des lois et l’examen des recours contentieux en matière de litiges nés des élections présidentielles ou parlementaires sera créé ». Pour la première fois, un texte officiel a prévu l`institution d`un Conseil Constitutionnel. Ce fut une aubaine pour l’État de droit tant convoité, d’autant plus que d’autres dispositions de cet accord appelaient à la formation de la Haute Cour prévue dans la Constitution et le renforcement de l`indépendance du pouvoir judiciaire. Toutes ces réformes, énoncées sous un intitulé distinct « Les tribunaux », avaient pour objectif selon le texte même de l`accord, « de garantir la soumission des responsables et de tous les citoyens au pouvoir de la loi et d`assurer l`adéquation de l`action des deux pouvoirs législatif et exécutif avec le principe de la vie en commun et des droits fondamentaux des Libanais tels qu`énoncés dans la Constitution ».

Comme l’article 19 de la Constitution renvoyait à la loi les règles concernant l’organisation du Conseil, son fonctionnement, sa composition et sa saisine, deux lois, espacées dans le temps, ont, la première, porté institution de ce Conseil (L.no 250 du 14/7/1993) et, la seconde, son règlement intérieur (L.no 516 du 6/6/1996).

La loi n°250/93 a été substantiellement modifiée par la loi no 150 du 30/10/1999, ainsi que par la loi no 43 du 3/11/2008. Cette dernière loi a expressément abrogé une loi du 9/6/2006 qui modifiait la loi no 250/93, et qui faisait l’objet d’un recours en invalidation présenté au Conseil, devenu de ce fait caduc.

Le règlement intérieur du Conseil Constitutionnel a été remplacé, quant à lui, par la loi no 243 du 7/8/2000.

C’est tout dire (ou presque) sur la genèse lente et volontairement échelonnée de cette instance suprême, de ce véritable « pouvoir constitué », corolaire incontournable de la suprématie de la constitution dans la hiérarchie des normes internes et garant du principe selon lequel « la loi est l’expression de la volonté générale ».

Un autre rôle de ce nouveau juge constitutionnel s’est rapidement et normalement dégagé dans le cadre du contrôle de la constitutionnalité de la loi, qu’il a été appelé à exercer à maintes reprises malgré les contraintes de la saisine, à savoir le rôle de garant des droits processuels fondamentaux.

Pour ce faire, le Conseil a pu asseoir ses décisions, à ce niveau, sur le nouveau préambule de la Constitution, mais également, et essentiellement, sur les articles 7, 8 et 20 de cette Constitution, qui n’ont reçu aucune modification depuis 1926, ainsi que sur l’article 1er et l’article 18 de sa loi organique no 250/93(modifiée) et l’article 6 du code de procédure civile libanais.

En effet, dans un élan qui pourrait être rapproché, sans exagération aucune, de l’esprit qui a animé les rédacteurs du préambule de la Constitution de 1946 en France, le législateur constitutionnel libanais a pris pour son compte les principes réformateurs de l’accord de Taëf en les reproduisant presque textuellement dans la Constitution pour en faire son préambule, et ce à l’occasion du profond amendement de 1990. Les grands mots, les belles enseignes et les principes fondamentaux rédigés d’une manière solennelle ont toujours échafaudé les constitutions. Reste à savoir comment ces grands principes sont-ils appliqués par le juge constitutionnel.

Dans ce préambule de la Constitution, les principes réformateurs sont mentionnés d’une manière ordonnée. Trois principes retiennent particulièrement notre attention pour le sujet de notre intervention :

- L’égalité des citoyens, dans leurs droits et obligations envers l’État, sans distinction ni préférence.
- Le peuple est la source de tous les Pouvoirs et le détenteur de la souveraineté qu’il exerce à travers les institutions constitutionnelles.
- Le régime est fondé sur le principe de la séparation des Pouvoirs, leur équilibre et leur coopération.

Quant à l’article 7 de la Constitution, il déclare tous les libanais égaux devant la loi : ils jouissent, d’une manière égale, des droits civils et politiques et sont, de la même manière, assujettis aux charges et devoirs publics, sans distinction aucune.

L’article 8 de la Constitution déclare que la liberté individuelle est garantie et protégée et que nul ne peut être arrêté ou détenu que dans le cadre de la loi. Il énonce en outre le célèbre principe selon lequel « aucune infraction et aucune peine ne peuvent être établies que par la loi ».

L’article 20 de la Constitution, qui constitue le socle constitutionnel du pouvoir judicaire, déclare que ce dernier fonctionne dans le cadre d’un statut établi par la loi et assurant aux juges et aux justiciables les garanties indispensables à leurs fonctions et à leurs droits. Ce pouvoir judicaire est exercé par les tribunaux des différents ordres et degrés. La loi fixe la limite et les conditions de l’inamovibilité des juges. Ces derniers sont indépendants dans l’exercice de leur magistrature.

L’article 1er de la loi no 250/93 (modifiée) portant institution du Conseil Constitutionnel énonce expressément que ce dernier est une instance constitutionnelle indépendante à caractère juridictionnel et appelée à contrôler la constitutionnalité des lois et autres textes ayant force de loi, et statuer sur les conflits et pourvois relatifs aux élections présidentielles et parlementaires.

L’article 18 de cette même loi donne au Conseil, dans son premier alinéa, le monopole du contrôle de la constitutionnalité de la loi et dispose, dans son alinéa 2 que « nonobstant toute disposition contraire, nulle autre autorité judicaire ne peut exercer ce contrôle par voie d’action ou d’exception d’inconstitutionnalité ou de violation du principe de la hiérarchie des normes et des textes ».

Enfin, l’article 6 du code de procédure civile renvoie aux règles générales énoncées dans ce code dans le cas où d’autres lois et règles processuelles seraient lacunaires.

Ceci dit et ainsi explicité, le Conseil Constitutionnel, en exerçant son contrôle sur la constitutionnalité des lois, n’empiétait pas sur la compétence du pouvoir législatif et ne contredisait pas le principe de la séparation des pouvoirs, n’appartenant ni à l’ordre judicaire ni à l’ordre exécutif, mais constituant une autorité constitutionnelle indépendante et chargée de ce contrôle, ce qui lui a permis de jouer un rôle prépondérant dans la sauvegarde des droits processuels fondamentaux.

En effet, la protection la meilleure et la plus efficace de ces droits n’est pas seulement assurée par les textes exposés ci-dessus mais également, et surtout, par les nombreuses décisions du Conseil Constitutionnel libanais faisant état d’un « bloc de constitutionnalité » qui regroupe le préambule, les chartes, conventions et traités internationaux auxquels il fait référence expresse, les principes fondamentaux qu’il contient ainsi que le texte même de la Constitution. La constitutionnalisation des droits processuels fondamentaux se trouvait ainsi élargie. En effet, comme l’écrit pertinemment Nasri Diab dans son ouvrage intitulé « Le droit fondamental à la justice » et édité en 2005 aux éditions Bruylant, Delta et L.G.D.J., (p. 100 et s.), les droits processuels fondamentaux ainsi constitutionnalisés sont « les règles de procédure et de l’organisation judiciaire dont le juge est « l’objet » et dont il est rarement appelé à évaluer la constitutionnalité…, et non pas les droits fondamentaux substantiels que le juge, en tant que « sujet » cette fois, doit faire respecter ». C’est justement cette constitutionnalisation des droits processuels fondamentaux ainsi définis, qui a pour effet de les immuniser contre les débordements législatifs.

Ainsi, le Conseil Constitutionnel libanais a eu l’occasion de rendre des décisions particulièrement éloquentes en matière de sauvegarde des droits processuels fondamentaux :

1- Décision no 2/95 du 25/2/1995 : invalidation de la loi (article unique) conférant au Président du Conseil des Ministres à titre exceptionnel, nonobstant toute disposition contraire, le droit de déplacer le président de la cour suprême Chari’ Jaafari de son poste ou de le mettre à disposition, au motif que cette loi contrevient à l’article 20 de la Constitution, puisque les tribunaux Chari’ et Jaafari sont considérés par la loi, à laquelle se réfère l’article 20 de la Constitution en matière de garanties octroyées aux magistrats, comme faisant partie de l’ordre judicaire de l’État libanais et que les juges de ces tribunaux ne peuvent être démis de leurs fonctions qu’après approbation du Conseil Supérieur de la Magistrature Chari’.

2- Décision no 3/95 du 18/9/1995 : invalidation d’une expression réductrice des droits de la défense et figurant dans l’article 459 du statut de l’ordre judicaire Chari’ selon laquelle le Conseil Supérieur de la Magistrature Chari’ pouvait prendre des mesures disciplinaires à l’encontre d’un juge Chari’ « en son absence ».

3- Décision no 5/2000 du 27/6/2000 : invalidation d’un texte de loi relatif au statut du Conseil d’État et déniant à un magistrat de l’ordre judiciaire le droit de se défendre ou de recourir au Conseil d’État pour déclarer nulle une mesure disciplinaire qui aurait été prise par le CSM à son encontre, motif pris de ce que le droit au juge ou droit au recours, au même titre que le droit à la défense, constituant des droits fondamentaux revêtus de la valeur constitutionnelle. Dans cette même décision, le Conseil Constitutionnel reconnait le principe de l’indépendance du juge administratif, motif pris de l’article 20 de la Constitution qui s’applique aussi bien à l’ordre judiciaire de droit commun qu’à l’ordre judiciaire administratif. N’ayant pas reconnu la valeur constitutionnelle du principe de la spécificité de l’ordre juridictionnel administratif, le Conseil Constitutionnel a pourtant invité le législateur et le pouvoir exécutif à respecter ce principe général.

4- Décision no 2/99 du 24/11/1999 : invalidation d’un article de loi portant institution d’une autorité autonome de contrôle des écoutes téléphoniques effectuées sur injonction d’une autorité administrative, avec pouvoir de mener les enquêtes nécessaires auprès des autorités sécuritaires, administratives et techniques concernées, constituée du premier Président de la Cour de Cassation, du Président du Conseil d’État et de deux députés désignés par le Président du Parlement, motif pris de ce que cet article contredit le principe de la séparation des pouvoirs en faisant participer des députés à des instances de ce genre.

5- Décision no 4/2001 du 29/9/2001 : le Conseil Constitutionnel s’est arrogé le droit non seulement de se prononcer sur la conformité d’une disposition de loi à la Constitution, mais encore d’examiner si elle a été adoptée dans le respect des règles de valeur constitutionnelle relative à la procédure législative. Il est même arrivé en France que seule la procédure législative soit contestée devant le Conseil Constitutionnel. Il s’agissait en l’espèce d’un amendement important apporté par la Chambre des Députés au code de procédure pénale, alors que ce nouveau code venait d’être adopté par la Chambre qui s’était d’ailleurs prononcée à la majorité absolue plus tard contre la révision de cette loi réclamée par le Président de la République. Le Parlement se penchait sur une proposition de loi avancée par dix députés pour remettre sur le tapis les mêmes observations indiquées dans la requête de révision présidentielle.

6- Le dernier amendement de la loi no 250/93, datant du 7 août 2008 a autorisé les membres dissidents du Conseil de porter mention de leur dissidence signée dans la décision rendue. La dissidence fait désormais partie intégrante de la décision rendue ; elle sera notifiée et publiée avec celle-ci (article 12). Ceci nous amène à l’obligation de réserve que prévoient également les textes régissant le fonctionnement du Conseil Constitutionnel et dont les objectifs sont, à la fois, la protection du secret du délibéré, le renforcement de l’indépendance de la justice et du juge constitutionnels et la consolidation de la confiance de la société dans sa justice.

7- Décision no 12/2005 du 6/8/2005 : le Conseil Constitutionnel, dans cette très célèbre décision, a invalidé la loi du 19 juillet 2005 qui suspendait, jusqu’à nouvel ordre, le contrôle qu’il exerçait sur les requêtes en cours. Le Conseil Constitutionnel a commencé par évacuer la question préalable de sa compétence, en considérant que c’est une compétence d’attribution constitutionnelle reconnue à un pouvoir constitué, et qu’elle ne pouvait être ainsi paralysée par une loi ordinaire, d’autant plus que désormais la loi n’est plus simplement l’expression de la volonté générale, mais que le discours qui prévaut après l’institution du Conseil Constitutionnel est unanime pour considérer que « la loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ». À partir de là, le Conseil a invalidé cette loi en ce qu’elle était contraire au principe de la séparation des pouvoirs ainsi qu’au principe fondamental de l’indépendance de la fonction juridictionnelle, tel que reconnu dans l’article 20 de la Constitution. Le Conseil reprenait ainsi une jurisprudence constitutionnelle bien établie en France selon laquelle le législateur n’est pas habilité, en dehors de son pouvoir d’amendement de la Constitution, à « dessaisir le Conseil Constitutionnel de son pouvoir en faisant obstacle à la mise en œuvre du contrôle de constitutionnalité engagé ». Plus encore, le Conseil a affirmé que sa sanction n’est pas seulement une condamnation de fond mais également une condamnation de procédure, l’inconstitutionnalité de cette loi résultant de ce que le législateur ordinaire est intervenu sur une matière, ou a édicté une disposition, qui n’était pas de sa compétence. Le Conseil s’est cependant retenu de condamner au titre de détournement de pouvoir, le recours à une procédure législative incompatible avec le principe de séparation des pouvoirs, tout simplement parce que ce recours constitue un détournement de procédure pour répondre exclusivement au souci d’éluder le contrôle du Conseil Constitutionnel.

Les juges de l’ordre judicaire ont complété cette action de sauvegarde des droits processuels fondamentaux, et ce en contrôlant indirectement par voie d’exception les actes du législateur à l’aune des traités internationaux à valeur constitutionnelle mais également à celle des traités dénués de valeur constitutionnelle, comme l’autorise le 2ème alinéa de l’article 2 du code de procédure civile. Le juge de l’ordre judicaire doit, sur ordre du législateur lui-même, faire prévaloir les textes internationaux, constitutionalisés ou pas, sur la loi ordinaire. Ce contrôle de la conventionalité des lois que le juge de droit commun est tenu d’effectuer ne conduit nullement à l’annulation de la loi jugée incompatible avec la convention mais seulement à sa mise en écart dans l’affaire concernée. Il est évident que le contrôle a posteriori de la loi diminue l’impact des modalités du contrôle de la constitutionnalité de la loi sur la sauvegarde des droits processuels fondamentaux. Par contre, la nouvelle percée en France de l’exception d’inconstitutionnalité, déférée au Conseil Constitutionnel par les juridictions de droit commun, permet une meilleure protection de ces droits fondamentaux.

Il faut espérer que le législateur libanais, perméable aux avancées législatives en France, trouve le moyen- ou l’occasion- de pallier les lacunes dans la protection des droits processuels fondamentaux.

 
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