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L’AHJUCAF (Association des hautes juridictions de cassation ayant en partage l’usage du français) crée un prix destiné à récompenser l’auteur d’un ouvrage, d’une thèse ou d’une recherche, écrit ou traduit en français, sur une thématique juridique ou judiciaire, intéressant le fond du droit ou les missions, l’activité, la jurisprudence, l’histoire d’une ou de plusieurs hautes juridictions membres de l’AHJUCAF.

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Les éléments théoriques de la problématique de l’indépendance de la Justice

 

Monsieur Guy Carcassonne

Professeur de droit public, Université de Paris X - Nanterre


L’indépendance de la justice
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En Albanie, « selon l’opinion publique, les juges ne sont pas indépendants ».

Au Burkina-Faso, « l’opinion publique n’a pas le sentiment que les juges sont indépendants ».

En France, 54 % des sondés considèrent que le fonctionnement de la justice est plutôt dépendant du pouvoir politique.

En Guinée, « il faut reconnaître que l’opinion publique n’a pas le sentiment que les juges sont indépendants ».

En Haïti, « l’opinion publique, par la faute de certains juges véreux, a collé à la justice haïtienne une épithète de ‘corrompue’, cela suppose qu’elle est partiale, elle ne saurait donc, dans l’esprit du public, être indépendante ».

Au Mali, « si l’opinion publique pense que les juges ne sont pas aux ordres du pouvoir, il n’en demeure pas moins qu’ils sont sous l’influence de l’argent ».

En Mauritanie, l’opinion publique « est plutôt convaincue que les juges sont sous l’influence des pouvoirs politiques ou des puissances financières ».

38,7 % des sondés en Moldavie ne font pas trop confiance à leur justice, contre seulement 27,6 % qui nourrissent le sentiment inverse.

Au Tchad, « l’opinion publique a le sentiment que les juges ne sont pas indépendants », tout comme au Togo où « elle ne semble pas être convaincue de l’indépendance des juges »

A cette cruelle question 29, la palme de la franchise et du laconisme revient à nos amis du Niger : l’opinion publique a-t-elle le sentiment que les juges sont indépendants ? La réponse tombe, simple, nette et brutale : non.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, chers amis, nous avons du travail !

Bien sûr, je ne viens de citer que les réponses négatives, mais elles sont 11 sur 28, auxquelles pourraient s’ajouter les silences ou les réponses dubitatives ou incertaines, tandis que 8 seulement, moins du tiers, sont pleinement rassurantes.

C’est dire, en premier lieu, combien les organisateurs de ce congrès ont été bien inspirés de choisir ce thème, que l’on sait rebattu et qui, pourtant, demeure toujours actuel, parfois douloureusement.

C’est dire, en second lieu, combien ce questionnaire est riche d’informations, d’enseignements, au point qu’il mériterait à mes yeux qu’une équipe de chercheurs s’en empare afin d’en dépouiller, d’en analyser la substance.

C’est dire, en troisième lieu, l’insuffisance du droit. Car, enfin, pratiquement tous les pays ici représentés peuvent se flatter d’avoir, dans leurs textes, épousé tous les standards universellement requis en la matière et cela n’a pas suffi.

Alors, une nouvelle fois, il faut partir à la recherche de cette notion ambiguë, de cette réalité fuyante.

Selon le dictionnaire historique de la langue française [1] le premier texte où apparaît l’adjectif date de 1584, bientôt suivi, dès 1610, par le substantif. Dès cette origine, il a partie liée avec la liberté, car est indépendant celui qui a le goût de la liberté, et accède à l’indépendance tout pouvoir qui jouit de cette liberté. C’est la fin du XVIII° siècle qui popularisera le terme à l’occasion de la guerre d’indépendance qui a donné naissance aux USA, et le milieu du XX° siècle lui offrira une jeunesse nouvelle avec la décolonisation et l’accession de nombreux pays à leur indépendance.

Si l’on quitte les rivages de l’histoire pour se diriger vers les définitions lexicales, celles que propose l’irremplaçable TLF nous laissent sur notre faim.

Appliqué à notre objet, l’indépendance de la justice, le TLF renvoie à René Capitant qui, tout imprégné de droit public, la définit comme la « Situation d’un organe ou d’une collectivité qui n’est pas soumis à l’autorité d’un autre organe ou d’une autre collectivité ». Mais on sait que c’est là une conception nécessaire mais insuffisante : le juge peut n’être soumis à l’autorité d’aucun autre organe ou collectivité, tout en aliénant son indépendance à des particuliers, à de l’argent, à une pression extérieure qui, pour n’être pas organisée, n’en est pas moins redoutable.

Aussi le TLF suggère-t-il une autre définition, plus large, moins organique et plus psychologique : le « fait de jouir d’une entière autonomie à l’égard de quelqu’un ou de quelque chose ». Mais, de nouveau, l’office du juge n’y trouve pas tout à fait son compte. Son autonomie, en effet, doit être vaste mais elle n’est pas entière, puisqu’on la sait bornée par les prescriptions de la loi qu’il lui faut appliquer.

Surtout, ces définitions méconnaissent deux caractéristiques, essentielles et singulières, de la notion d’indépendance appliquée à la justice : elle ne trouve ni ses bénéficiaires ni sa finalité en elle-même.

L’indépendance n’est pas destinée à la justice mais aux justiciables, ses « consommateurs souvent involontaires » [2] , auxquels elle se doit d’apporter cette garantie. Mais cette garantie, à son tour, n’est qu’un moyen mis au service d’une autre fin, celle de l’impartialité, qui prémunit contre tout préjugé.

Appliquée à la justice, l’indépendance révèle ainsi un altruisme que le même terme ne contient pas lorsqu’il s’applique aux individus : je suis indépendant, j’en suis heureux, j’en jouis, mais j’ai conscience de ce que cette indépendance a d’égoïste, de ce qu’elle ne sert ni ne réjouit nul autre que moi-même. Vous, juges, êtes dans une situation différente : vous aussi pouvez prendre plaisir à votre indépendance, mais elle n’est pas faite pour cela, elle n’est pas faite pour vous, elle est là – quand elle est là – pour vous permettre l’impartialité qui profitera à d’autres, tous ceux qui feront appel à votre justice.

« La Justice, écrivait Portalis, est la première dette de la souveraineté ». La proposition appelle son corollaire : l’indépendance est la première dette de la justice.

S’il y a une dette, il y a un débiteur, voire plusieurs. Et c’est ici, selon moi, que l’on met le doigt sur le nœud de la difficulté.

Le débiteur d’évidence, pour reprendre Portalis, s’est naturellement le souverain, celui auquel l’Etat donne la personnalité morale. Il lui revient donc, par les instruments appropriés et que tout le monde connaît, de s’acquitter de sa dette en offrant au système juridictionnel le maximum de garanties de son indépendance, garanties statutaires, garanties matérielles, garanties juridiques qui, toutes, contribuent à la mise en œuvre de principes généralement énoncés dans la norme suprême qu’est la Constitution et présents également dans de nombreux instruments internationaux.

Mais si l’Etat est le premier débiteur de la justice et de son indépendance, il n’est pas le seul. Les juridictions et ceux qui les composent sont, à leur tour, comptables de cette indépendance dont ils sont réputés avoir les moyens, lesquels, toutefois, resteront vains si les magistrats eux-mêmes n’y apportent pas le concours de leur volonté propre.

C’est pour refléter tout cela que Jean-Marc Varaut est tout à fait fondé à écrire que l’indépendance « est vécue non seulement comme une exigence morale, mais comme un droit et un devoir » [3] .

Un droit, un devoir, voilà les deux notions autour desquelles je me propose de structurer ce rapport introductif, placé sous l’éclairage d’ensemble de l’exigence morale.

I – L’indépendance de la justice est un droit

a) Assurer la séparation des pouvoirs

Ce droit ne se discute pas, ne se discute plus. C’est aux constitutions qu’il appartient de le proclamer.

Pratiquement toutes le font de bonne grâce, comme en attestent les réponses au questionnaire. Parfois, il est vrai, les constituants peuvent avoir des arrière-pensées tant la proclamation du principe laisse de marge aux acteurs désireux de ne pas la prendre trop au sérieux.

C’est pourquoi l’affirmation, à laquelle sa solennité ne suffit pas à donner l’effectivité nécessaire, doit être relayée par les lois et règlements destinés à la mettre en œuvre. Mais, du même coup, apparaît le besoin d’un contrôle de constitutionnalité qui puisse veiller à la sauvegarde des principes et sanctionner leur violation éventuelle. Le juge constitutionnel se trouve ainsi le premier bouclier de l’indépendance de tous les autres juges. Autant dire que si lui-même n’est pas assez vigilant, pas assez strict, c’est tout l’édifice qui s’en trouve gravement fragilisé. Voilà pourquoi, notamment, l’ensemble du système judiciaire doit appeler de ses vœux une cour constitutionnelle qui, non seulement, donne elle-même l’exemple de l’indépendance, de la rigueur et de l’impartialité, mais encore protège de ce fait l’indépendance, la rigueur et l’impartialité des autres.

Pour ce faire, le système doit donc d’abord assurer la séparation des pouvoirs (a), ensuite détailler les garanties indispensables (b).

a) Assurer la séparation des pouvoirs

Depuis 259 ans et la publication de L’esprit des lois en 1748, la pensée de Montesquieu, elle-même héritière de celle de Locke, n’a cessé d’alimenter les débats. Le lieu n’est pas ici de les retracer mais plutôt d’envisager leur point d’arrivée actuel, celui autour duquel s’est formé une sorte de consensus que résume assez bien, me semble-t-il, les formulations retenues par le Conseil constitutionnel français selon lequel « l’indépendance des juridictions est garantie ainsi que le caractère spécifique de leurs fonctions sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le gouvernement », moyennant quoi « il n’appartient ni au législateur ni au gouvernement de censurer les décisions des juridictions, d’adresser à celles-ci des injonctions ou de se substituer à elles dans le jugement des litiges relevant de leurs compétences ».

Il s’agit là, pourrait-on dire, de l’étiage de la séparation des pouvoirs, du minimum en-dessous duquel elle serait méconnue. Au-delà, les dénominations peuvent varier, l’on peut parler de pouvoir judiciaire ici ou d’autorité judiciaire là, ou encore s’abstenir de la qualifier ailleurs. De la même manière, il peut exister une Cour suprême, ou non : mais, en fin de compte, seule importe, avant tout, la séparation fonctionnelle qui place le juge et ses missions à l’abri des ingérences extérieures, d’où qu’elles puissent venir.

Dès lors que ce résultat est atteint, cette première exigence, celle de la séparation des pouvoirs, est sauve. Mais pour que ce résultat soit atteint, deux conditions doivent être simultanément réunies.

La première, la plus évidente, est que le pouvoir politique, que ce soit dans sa composante exécutive ou législative, ne puisse intervenir autrement que par la fixation des normes au respect desquelles le juge aura ensuite la charge de veiller.

La deuxième conséquence, moins claire, est aussi que le juge lui-même s’abstienne d’empiéter sur l’exercice par d’autres du pouvoir qui est le leur. Si je rappelle cette exigence, c’est parce que le risque existe toujours, qui s’est matérialisé en France, qu’une conception trop extensive de la justice, en particulier pénale, n’amène le juge à franchir la frontière entre légalité et opportunité, à apprécier ce qu’est ou aurait été, selon lui, la bonne utilisation du pouvoir législatif ou du pouvoir réglementaire, mettant ainsi en cause les conditions de leur exercice pourtant légal, alors que lui-même serait le premier à s’indigner, à juste titre, si gouvernement ou parlement prétendait substituer leurs décisions aux siennes.

En d’autres termes, la séparation des pouvoirs n’est pas unilatérale et joue dans tous les sens.

Cela dit, ces pouvoirs séparés pèsent évidemment les uns sur les autres, mais c’est souvent au juge que reviennent les tâches les plus ingrates. C’est lui qui doit, s’il y a lieu, constater l’illégalité d’un acte du pouvoir exécutif, au risque de violemment mécontenter celui-ci. C’est lui encore qui est sommé, le plus souvent, de présider à la naissance des autres. Je songe ici au contentieux électoral, dont les conséquences sont parfois considérables, et qui place le juge dans une situation pénible partout où les mécanismes démocratiques ne sont pas assez éprouvés pour inspirer confiance. Sans doute ne mesure-t-on pas toujours assez les conséquences que l’existence de ces contentieux fait peser sur l’ensemble du système judiciaire. C’est pourquoi, lorsque le problème existe, je crois sage d’en confier le traitement à des institutions très spécialisées, qui doivent bien sûr présenter le maximum de garanties, et ainsi d’en soulager le système judiciaire qui, quelque décision qu’il prenne, est ensuite suspecté de partialité politique, ce qui n’est certes pas favorable à la confiance et au respect qu’il se doit d’inspirer.

Toujours est-il, pour en revenir au propos principal, que la séparation des pouvoirs doit, avant tout, dresser autour du judiciaire le mur infranchissable qui le met à l’abri des immixtions des deus autres pouvoirs.

Mais si, comme on l’a vu, c’est assez aisé dans le principe, cela n’a de sens et d’effectivité que ceux qu’apportent les garanties indispensables.

b) Détailler les garanties indispensables

Que l’indépendance de la justice soit un droit est une chose. Mais autre chose est d’identifier les titulaires de cette indépendance. Or chacun sait que la justice ne peut être indépendante si ceux qui la rendent ne le sont pas.

En conséquence, là où la proclamation puis la mise en œuvre du principe de séparation des pouvoirs suffisent, formellement, à assurer l’indépendance de la justice, saisie collectivement, bien d’autres garanties sont requises pour assurer celle des juges, pris individuellement.

L’on en vient ici aux traductions les plus classiques du droit à l’indépendance. Elles sont aujourd’hui bien connues et largement partagées, ce qui, hélas, ne suffit certes pas à ce que tous les problèmes soient réglés.

Inventorier les sujets, c’est inventorier les difficultés, tant dans le recrutement et la formation, qu’ensuite dans le déroulement de la carrière, enfin dans les accidents qui peuvent l’émailler.

S’agissant du recrutement, les bonnes méthodes sont connues mais le plus difficile est dans la gestion des transitions : lorsque l’on veut passer d’un système insatisfaisant à un système satisfaisant, comment doit-on faire, et avec qui ? Face à un système judiciaire asservi ou vénal, faut-il commencer par le purger – ce qui n’est déjà pas chose aisée – pour ensuite seulement apporter des garanties d’indépendance à des juges nouveaux, ou faut-il commencer par les garanties, quitte à ce qu’elles profitent en premier lieu à ceux qui, dans le passé, ont eu des pratiques détestables et dont on est en droit de se défier ?

Comme vous le constatez, ces questions sont tout sauf théoriques ou inactuelles. Plusieurs des pays membres de l’AHJUCAF ont eu à se les poser dans un passé très récent, tandis que d’autres, ici ou ailleurs, y sont encore confrontées, et pas toujours sous une forme édulcorée.

La formation, elle, a notablement progressé avec la généralisation de facultés de droit de bon niveau qui offrent aux pays qui en ont fait l’effort les cadres dont ils ont besoin. Quant au contenu de cette formation, j’aurai l’occasion d’y revenir.

Aucun des pays membres de l’association ne recrute ses juges par voie d’élection et tous pratiquent le recrutement sur concours ou, parfois, sur titre. De ce fait, doit s’organiser un déroulement de carrière, dont il va de soi qu’il ne peut être abandonné à la volonté du pouvoir politique. Aussi bien divers systèmes ont-ils été mis en place qui ont en commun de confier à des autorités elles-mêmes judiciaires les tâches délicates de la sélection puis de l’avancement.

Le pouvoir politique, pourtant, est loin d’avoir renoncé partout à influer sur ces choix. Il lui arrive d’invoquer son intervention, au mieux indirecte, par la crainte, sinon, d’assister à des dérives corporatistes qui, de fait, ne sont pas toujours absentes. Aussi n’est-il pas surprenant que la composition des instances supérieures de la magistrature soit un sujet de vives discussions dont je sais que nous le retrouverons dans nos débats.

Mais garantir l’indépendance, c’est aussi assurer à ses titulaires les moyens d’exercer leurs fonctions. Cela vise les moyens personnels du juge, auquel son traitement doit permettre de vivre décemment et d’être mis à l’abri de la tentation. Mais cela vise aussi les moyens de la juridiction elle-même, à laquelle le pouvoir politique ne doit pas pouvoir couper les vivres. D’une manière générale, à en juger par les réponses au questionnaire, rares sont les pays dans lesquels le budget de la justice atteint ou dépasse 1 % du budget de l’Etat et il est à craindre qu’un pourcentage en référence au PIB serait plus accablant encore. Cela donne la mesure, assez sombre, de l’importance que chaque pays attache à une fonction dont, par ailleurs, tous les textes officiels se complaisent à souligner l’éminence.

S’agissant enfin des garanties statutaires, au premier rang desquelles l’inamovibilité des magistrats du siège, elles peinent souvent à apporter une réponse convaincante à la question lancinante de la responsabilité des juges. Celle-ci a pris, en France, un relief particulier lorsque le Président de la République s’est mis en tête de l’agiter lui-même. Je ne suis pas sûr que les conditions dans lesquelles il est intervenu aient beaucoup fait pour la clarté et la compréhension des enjeux, non plus que pour les progrès dans la voie des solutions, mais le problème reste effectivement posé lorsque, très rarement heureusement, les agissements d’un juge ou d’un système excèdent à l’évidence la marge d’erreur que toute activité humaine nous contraint à admettre.

Mais, d’une manière générale, l’on voit bien que les exigences de la séparation des pouvoirs, d’une part, le détail des garanties indispensables, d’autre part, peuvent s’appuyer sur des instruments connus et efficaces. L’on peut disputer sur les mérites de divers systèmes, l’on peut revendiquer davantage de moyens, ou mieux adaptés, mais les bonnes méthodes pour assurer le droit à l’indépendance de la justice n’ont rien de mystérieux.

C’est une tout autre histoire lorsque l’on passe du droit au devoir.

II - L’indépendance de la justice est un devoir

a) Déontologie

Ici, moins de repères, moins de recettes éprouvées, moins de solutions connues qu’il s’agirait seulement de mettre en œuvre et de renforcer. Comme toujours, le passage de l’objectif au subjectif complique. Or ce n’est plus le juge en tant qu’institution qui est ici en cause, mais bien le juge en tant que femme ou homme, faillible et imparfait comme toute femme et tout homme.

La question cesse alors d’être celle des garanties de l’indépendance – elles sont réputées apportées – pour devenir celle de la démonstration de l’indépendance.

Vous tous qui êtes ici en savez plus que moi, puisque vous le vivez quand je ne fais que l’observer. Par quel miracle pouvez-vous parvenir, pour reprendre la formule de Malraux, à transformer le droit en justice ?

Pour accomplir ce miracle, il vous faut vous conformer à d’autres règles, d’autres codes, toujours plus subtils, souvent plus incertains, que ne sont les lois elles-mêmes. Ces règles portent un nom, issu du grec : cela s’appelle la déontologie.

Même elle, pourtant, est encore insuffisante ou se révèle muette, et il faut alors recourir à une notion plus incertaine encore, mais qui porte un nom elle aussi puisqu’on l’appelle l’éthique.

C’est alors de l’addition de la déontologie (a) et de l’éthique (b) que résultera le respect du devoir d’indépendance.

a) Déontologie

Dans les limites, souvent larges, que lui assigne la loi, le juge est libre. Il est libre de qualifier, libre d’interpréter, finalement libre de statuer. Bien sûr, cette liberté s’exerce sous le contrôle éventuel d’une juridiction supérieure. Mais il n’empêche, d’une part, qu’arrive le moment où il n’existe plus de juge supérieur et vous qui êtes ici le savez mieux que quiconque et, d’autre part, qu’en tout état de cause le juge doit faire comme si la décision qu’il s’apprête à rendre devait être définitive, d’abord parce qu’elle l’est souvent, ensuite parce que, sauf à se renier lui-même, il ne peut s’en remettre à d’autres de corriger ses erreurs.

Ainsi faut-il tout l’aveuglement occasionnel du politique pour croire que le juge n’est pas créateur de droit. Il l’est constamment, même dans ceux des systèmes qui se piquent le plus de tout régir par la loi.

Les mêmes faits peuvent recevoir plusieurs qualifications concurrentes, selon l’appréciation que le juge choisira de porter sur eux. Le même texte peut faire l’objet de plusieurs interprétations concurrentes, selon la capacité ou la volonté d’analyse du juge. Même en s’accordant sur la qualification, puis sur l’interprétation, le même litige pourra déboucher sur plusieurs sentences concurrentes, selon l’accent que le juge aura mis sur tel ou tel de ses aspects.

Trancher entre cette suite de choix concurrents est un pouvoir dont les titulaires eux-mêmes gagnent à ce qu’il soit balisé, sauf à s’en enivrer, au risque de l’arbitraire, au risque de l’injustice.

L’on touche alors à la limite de l’indépendance : elle est acquise, mais après ? Le juge, conscient de la liberté qui est la sienne, ne risque-t-il pas d’en être lui-même effrayé puis, pour dissiper sa crainte, d’adopter le comportement le plus conformiste, celui qui, à ce titre, paraîtra le moins périlleux, lors même qu’il pourrait n’être pas juste ?

C’est pour apaiser cette angoisse légitime qu’est né de la confiance cet instrument précieux que l’on appelle la jurisprudence.

Il est en effet pour le moins fruste de ne vouloir voir dans la jurisprudence que les manifestations d’autorité des juridictions suprêmes. Il y a, bien sûr, une part d’autorité, mais elle s’impose d’autant mieux qu’elle s’appuie sur les conclusions auxquelles sont déjà parvenus d’autres juges, qu’elle répond à des questions qu’ils ont déjà eu l’occasion de se poser.

En d’autres termes, la jurisprudence est une création collective à laquelle de nombreux juges ont participé et c’est cela qui explique, bien mieux que la hiérarchie juridictionnelle, pourquoi les juges saisis d’un problème déjà réglé par leurs collègues sont conduits soit à adopter une solution identique, soit à ne retenir une solution différente qu’en se fondant sur des motifs assez puissants pour les avoir convaincus eux-mêmes, et qu’ils estiment de nature à convaincre leurs collègues à leur suite.

Le Doyen Vedel, que je n’eus jamais la chance d’avoir pour professeur mais que j’ai eu le bonheur d’avoir pour ami, aimait à dire de nous que nous étions professeurs de science inexacte. Science inexacte, soit ! Mais science quand même. Parce qu’il y a une dimension scientifique dans la discipline juridique, l’interprétation est fréquemment un acte de connaissance. Mais parce que cette science reste inexacte, les cas demeurent nombreux dans lesquels cet acte de connaissance est insuffisant, au point que ses lacunes ne peuvent être comblées que par un acte de volonté.

Encore faut-il au juge, pour respecter sa déontologie, avoir épuisé les ressources de la connaissance, c’est-à-dire l’analyse juridique loyale et rigoureuse, avant de recourir à celles de la volonté, qui n’est ici qu’un pseudonyme de son propre libre arbitre.

Pour procéder ainsi, il lui faut écouter soigneusement les arguments échangés, entendre l’intervention des avocats comme un concours et non pas comme une gêne, bref se forcer, quoi qu’il puisse lui en coûter de patience, à jouer pleinement le jeu du débat judiciaire. L’accomplissement de son devoir d’indépendance est à ce prix, faute de quoi la réalité le révèlera dépendant de ses pulsions, de ses préférences, de ses préjugés, donc faisant le plus mauvais usage de la liberté qui est la sienne.

Mais, lors même qu’il serait un juriste consciencieux, un auditeur attentif des débats qui se déroulent devant lui, lors qu’il serait lucide aussi sur le danger d’abuser ou de mésuser de sa liberté, toutes les réponses ne lui seraient pas encore apportées, et c’est dans l’éthique qu’il lui faudra puiser les ultimes ressources qui lui sont nécessaires.

b) Ethique

La déontologie renvoie à des règles, une discipline, qui éclairent sur la bonne manière d’user de sa liberté. L’éthique, elle, pour adopter une formule d’Antoine Garapon, « prend le relais de la règle lorsque celle-ci ne peut entrer dans les méandres de la vie » [4]. Où la liberté rend nécessaire l’appel à la déontologie, c’est la responsabilité qui mobilise l’éthique.

Chacun sait que la responsabilité est la contrepartie légitime et désirable de la liberté. Mais où la liberté est un objet que le droit saisit tout compte fait assez bien, la responsabilité, elle, est plus rétive aux définitions normatives.

Dans nos travaux, nous entendrons des communications sur les diverses menaces pesant sur l’indépendance, qui ne sont plus aujourd’hui celles que l’on redoutait hier, qui ne viennent plus toutes du pouvoir politique.

Pour certaines d’entre elles les réponses sont simples, au moins dans leur énoncé sinon dans leur mise en œuvre : le magistrat corrompu doit être puni et chassé. Mais pour d’autres de ces menaces comment doit-on y répondre : à quelle aune juger le magistrat trop perméable à l’air du temps, à la musique des médias ? Comment mesurer le poids des habitudes culturelles, des environnements familiaux, des influences vicinales, des attentes présumées de l’opinion publique, toutes choses dont on sait qu’elles peuvent nuire à la sérénité, attenter à l’indépendance, entamer l’impartialité.

A tous ces risques de dérive, et à d’autres encore, il n’est de rempart effectif, quand il existe, que dans la responsabilité du juge. Non pas la responsabilité au sens juridique, celle qui est recherchée selon les procédures appropriées qui, ici, ne pourraient rien donner, mais bien la responsabilité au sens éthique, c’est-à-dire la conscience qu’a le juge de ce qu’est son devoir, ce devoir auquel les manquements n’entraînent pas d’autre sanction que celle de la perte méritée du respect de soi-même.

Si l’on voulait, à toutes forces, faire l’économie de ce recours à l’éthique, il faudrait que la loi prévoie tout, réduise au maximum les marges d’appréciation et standardise leur usage résiduel. Il faudrait donc désincarner la justice, la systématiser, l’automatiser, bref, ne plus chercher à assurer son indépendance mais plutôt à rendre cette indépendance inutile.

Si j’insiste sur ce point, c’est d’abord parce que là réside, finalement, la garantie la plus sûre du devoir d’indépendance, dans le sens de la responsabilité qu’a le juge et dans l’envie qui est la sienne de le défendre contre toute mise en cause, intérieure comme extérieure. Mais cette insistance vient aussi d’une autre conviction, celle selon laquelle ce sens de la responsabilité s’acquiert, s’enseigne, car il ne naît pas toujours tout seul.

Lorsque, dans mon université, je participe à la préparation de nos candidats à l’Ecole nationale de la magistrature, je les trouve souvent bons, bien formés, techniquement affutés mais beaucoup plus excités par leur mission future qu’intimidés par elle. Or celui qui va passer une partie de sa vie à juger les autres et que cette perspective n’intimide pas suscite ma méfiance. J’y vois le signe de ce qu’il n’a pas pris conscience de la grandeur de la tâche, mais aussi de ce qu’elle a de terrible, qu’il n’a pas mesuré la liberté dont il jouira et la responsabilité qu’elle appelle, qu’il ne perçoit de l’indépendance que le droit sans en mesurer le devoir.

Pour tout dire, et c’est un juriste qui parle, je ne serais pas loin de penser que, dans les concours de recrutement, la première épreuve devrait porter non sur le droit mais sur la philosophie, et être éliminatoire.

Pour conclure, je me bornerai à rappeler que, dans mon pays, il est, à propos du système judiciaire, deux aphorismes que l’on entend souvent. Le premier est celui des amateurs qui, souvent d’ailleurs comme une formule propitiatoire lorsqu’ils ont des ennuis, déclarent : « je fais confiance à la justice de mon pays ». Puis il y a l’aphorisme des professionnels, celui selon lequel « un mauvais compromis vaut mieux qu’un bon procès ». C’est assez dire que, même indépendant, le juge peut rester redoutable.

Et c’est parce que moi-même je le redoute et que vous êtes tous des juges, que je terminerai en vous demandant au profit des propos que j’ai tenus le bénéfice de toute votre indulgence.

[1« Dépendre », Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1998, tome I.

[2Jean-Marc Varaut, « Indépendance », Dictionnaire de la Justice, PUF, 2004.

[3Ibid.

[4« Ethique du juge », Dictionnaire de la Justice, op. cit.

 
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