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PRIX DE l’AHJUCAF POUR LA PROMOTION DU DROIT
L’AHJUCAF (Association des hautes juridictions de cassation ayant en partage l’usage du français) crée un prix destiné à récompenser l’auteur d’un ouvrage, d’une thèse ou d’une recherche, écrit ou traduit en français, sur une thématique juridique ou judiciaire, intéressant le fond du droit ou les missions, l’activité, la jurisprudence, l’histoire d’une ou de plusieurs hautes juridictions membres de l’AHJUCAF.
Magistrat au Conseil d’État
Messieurs les Présidents, Messieurs les conseillers, chers collègues,
Permettez-moi, avant de commencer, de remercier Messieurs les Présidents GHANEM et SADER pour l’honneur qu’ils m’ont fait en m’invitant à intervenir devant une audience aussi distinguée.
Cher Président SADER, je vous prie de m’excuser de prendre la parole avant vous. Veuillez considérer cela non comme une « emprise illégale », mais comme une révérence pour vous dérouler le tapis rouge.
Je me propose de vous livrer quelques observations relatives à la protection des droits fondamentaux devant la Justice administrative (Principes directeurs et voies de recours), selon trois axes : Quels sont les droits fondamentaux ? Comment la Justice administrative libanaise, a-t-elle reconnu et sauvegardé certains droits fondamentaux ? Quels sont les aléas d’ordre procédural qui ne cessent de freiner l’effectivité du contrôle ?
Il convient de commencer par un tableau d’ensemble, dans le but de cerner, avec le moins d’incertitude possible, les droits fondamentaux. Parler des droits fondamentaux et de leur protection devant la justice administrative nécessite tout d’abord de définir la notion de droits fondamentaux. Certes, il n’est pas nécessaire ici de rentrer dans les coulisses de « l’indétermination sémantique des textes » qui utilisent sans distinction les termes de droits de l’homme, de libertés et droits fondamentaux, de libertés publiques et autres droits de la personne . Devant « une sorte de flou [qui] enveloppe la notion même, la notion clé, de droits fondamentaux » , il convient de remarquer qu’il n’est pas possible de convenir qu’une cloison étanche séparerait droits fondamentaux et libertés publiques, ou droits fondamentaux et droits de l’homme. Cette position tranchée ne correspond pas à la réalité.
L’élément clé pour définir les droits fondamentaux et les distinguer des autres notions est fortement lié à la fondamentalité . Ainsi, les droits fondamentaux sont-ils l’expression des droits de l’homme saisis par le droit positif d’un ordre juridique quelconque, qui s’impose aux différents pouvoirs, qu’ils soient réglementaires ou législatifs, et dont l’application aux individus peut faire l’objet d’un contrôle de conformité par un juge compétent sur demande des titulaires habilités à le faire .
À cet égard, cette définition convient au droit libanais et à l’incorporation d’un préambule dans le corps de la Constitution avec la révision constitutionnelle de 1990. Certes, la Constitution ne mentionne que l’expression « libertés publiques ». Cependant, les libertés qu’elle mentionne bénéficient d’une protection renforcée au niveau constitutionnel. L’écorce textuelle et l’habillage sémantique ne sont pas essentiels au regard de la réalité juridique découlant de leur consécration constitutionnelle. Ainsi les droits et libertés, hier encore « libertés publiques » dans un système centré sur la primauté de la loi, ont été promus au rang de droits fondamentaux s’imposant au législateur et aux pouvoirs publics, en général, même si perdure la référence aux « libertés publiques » . Et puisque ces droits fondamentaux s’imposent également à l’administration, leur respect est soumis au juge administratif qui doit en assurer la protection.
Il s’agit donc, dans les dix minutes qui me sont imparties, d’étudier comment la justice administrative assure la protection de ces droits.
À ce titre, la protection des droits fondamentaux devant la justice administrative emprunte deux chemins différents et complémentaires. D’une part, elle passe par la reconnaissance des droits fondamentaux par la justice administrative, et ce quelque soit les termes utilisés (les différents moyens de reconnaissance des droits fondamentaux – recours aux principes généraux du droit, utilisation des techniques d’interprétation – et les solutions pour écarter la théorie de l’écran législatif – recours à la force de la chose jugée des décisions du Conseil constitutionnel, contrôle de conventionalité -). D’autre part, elle impose la mise en place de voies de recours ouvertes pour sanctionner et réparer les atteintes à ces droits (les voies de recours « normales » - recours pour excès de pouvoir, recours en plein contentieux – et les voies de recours « spécifiques » ou « exceptionnelles » - sursis à exécution, référé, voie de fait, recours en révision -).
Après avoir dressé la table du « mezzé libanais » (ou amuse-gueule) relatif aux droits fondamentaux devant la justice administrative, je vous propose au menu principal, un « taboulé » (salade libanaise), une « entrée froide » et un « plat chaud ».
- « Le taboulé »
La Constitution libanaise, promulguée en 1926, traite de la question des Libanais et de leurs libertés dans plusieurs articles. Son article 20 en particulier stipule la garantie des règles d’une bonne justice au profit des justiciables dans le cadre d’un statut élaboré ultérieurement par les textes législatifs.
Le préambule de la Constitution, ajouté par la loi constitutionnelle nº 18 du 21 septembre 1990, stipule que le Liban respecte les conventions de la Ligue arabe et de l’ONU, ainsi que la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Ainsi, leurs dispositions ont été intégrées dans le corps de l’ordonnancement juridique libanais avec une valeur constitutionnelle. Par ailleurs, le Liban ayant ratifié dès 1972 le Pacte de 1966 relatif aux droits civils et politiques, ses dispositions ont également été intégrées dans l’ordonnancement juridique interne à un niveau supérieur à la loi en vertu de l’article 2 du Code de procédure civile.
Sans s’attacher à un formalisme juridique stérile, le juge administratif libanais reconnaît et protège les droits et libertés des individus à travers la reconnaissance des principes généraux du droit. L’intérêt pour le Conseil d’État de reconnaître ces principes réside dans le fait que ceux-ci s’imposent « à toute autorité réglementaire même en l’absence de dispositions législatives » . Ces principes ont ainsi une valeur législative , et seule une loi expresse et claire peut en écarter l’application . Aussi, le Conseil d’État réserve-t-il une place de choix aux principes généraux du droit.
La jurisprudence du Conseil d’État est abondante dans ce domaine. Elle concerne aussi bien les principes de liberté et d’égalité que de nombreux autres droits fondamentaux. On peut les regrouper en trois catégories :
Les principes généraux du droit qui se rattachent aux expressions de la liberté : le principe du libéralisme économique , de la liberté du commerce et de l’industrie , de la liberté syndicale et de son corollaire relatif au pluralisme syndical , ou encore celui de la liberté contractuelle collective . Ce sont aussi la liberté d’opinion , la liberté de conscience, la liberté d’association , la liberté d’aller et de venir, etc. C’est également, dans une vision classique des droits et libertés, le principe du respect du droit de propriété et des droits politiques.
Les principes généraux du droit qui renvoient au principe d’égalité : placés dans les mêmes circonstances, le principe d’égalité devant la loi s’impose de même que devant les règlements et devant la justice . De même, le Conseil d’État a reconnu le principe d’égalité devant les services publics, qu’ils soient administratifs ou industriels et commerciaux dans les domaines économiques, à travers le principe d’égalité de traitement entre les usagers . Le principe d’égalité trouve également à s’appliquer relativement à l’égalité devant les charges publiques et entre les genres , le principe d’égal accès à la fonction publique et d’égalité entre les fonctionnaires . Le Conseil d’État a jugé nécessaire de respecter la représentation confessionnelle lors de la nomination des fonctionnaires malgré le texte de loi qui préconise de nommer les candidats ayant réussi dans un concours selon leur classement . Cette jurisprudence prend le contrepied de sa position antérieure selon laquelle quand les nominations intervenues à la suite d’un concours méconnaissent la règle de l’ordre de classement au concours .
Les principes généraux du droit essentiels au fonctionnement de la justice et à la protection des administrés : il s’agit des droits de la défense , du principe de non-rétroactivité des décisions administratives et du principe de légalité des délits et des peines quand une sanction non prévue par le statut d’un fonctionnaire est infligée . C’est également le principe de séparation des pouvoirs , de la fonction administrative et de la fonction judiciaire qui assure la répartition des pouvoirs entre la juridiction administrative d’une part et le pouvoir judiciaire d’autre part, et entre la juridiction administrative et le pouvoir administratif. Le non-respect du principe du contradictoire est d’ordre public et, à ce titre, doit être soulevé d’office et de la communication du dossier .
- « L’entrée froide »
Il est bien établi au Liban que la catégorie des actes de gouvernement est hors du champ de compétence et donc de contrôle de la juridiction administrative. Ces actes concernent en particulier tous les actes émanant du Président de la République ou du Premier ministre ou des ministres dans les relations qu’ils entretiennent entre eux. Cette exclusion a été soulignée par le Conseil d’État libanais dans un arrêt de principe de 1995 ( ).
Dans les faits, le Président de la République, sur proposition du Premier ministre, avait édicté un décret qui changeait le portefeuille du ministre Frem au Gouvernement. Pas satisfait, le ministre attaquait le décret. Le Conseil rejeta la demande en annulation, considérant que l’acte attaqué faisait partie des actes de gouvernement pour deux raisons : d’une part, l’acte attaqué avait une nature constitutionnelle ; d’autre part, il avait une dimension politique en vertu de l’idée selon laquelle le Gouvernement n’est responsable que devant le Parlement. C’est pourquoi, en édictant ce décret, le Gouvernement avait agi comme autorité gouvernementale et non comme une autorité administrative.
Par ailleurs, après les amendements constitutionnels de 1990 et la dévolution au Conseil des ministres du pouvoir exécutif, le Conseil d’État a établi sans équivoque que les décisions du Conseil des ministres relatives à la définition de la politique générale de l’État ne peuvent pas faire l’objet d’un recours dès lors que celui-ci intervient en tant qu’autorité constitutionnelle. Par contre, ses décisions peuvent faire l’objet d’un recours lorsqu’elles sont prises par le Gouvernement en tant qu’autorité administrative exerçant ses fonctions et ses attributions, à condition que ces décisions soient des décisions administratives exécutoires et faisant grief .
Dans la perspective d’élargir le contrôle sur les actes de l’administration, la jurisprudence libanaise a admis le concept de l’acte détachable à titre d’exemple dans le cadre de l’exécution des contrats administratifs ou dans le contentieux fiscal .
Ainsi, le Conseil d’État étend sa protection à des droits que la théorie des actes de gouvernement ne permettait pas de sauvegarder . En effet, sa jurisprudence visant à raccourcir la liste des actes de gouvernement l’a amené à refuser de connaître d’un nombre toujours plus restreint d’actes de l’Administration. Les actes de gouvernement, qui à l’origine comprenaient toutes les décisions ayant un caractère politique, ne concernent plus actuellement que les actes intéressant les relations du gouvernement avec le parlement et ceux concernant les relations internationales. Ainsi, la non-exécution d’une décision de justice , les actes intervenant dans le cadre des relations internationales mais qui s’en détachent , les actes de suspension des imprimés ne sont pas des actes de gouvernement. Par contre, les actes de l’administration qui ne fixent pas certaines stipulations d’une loi comme prévue par celle-ci , les décrets qui promulguent les projets de loi urgents en vertu de l’article 58 de la Constitution , la décision de brouiller les émissions radiodiffusées depuis un territoire étranger sont des actes de gouvernement qui échappent au contrôle du juge administratif.
Par ailleurs, le juge administratif a développé des interprétations qui vont dans le sens d’une meilleure prise en compte et donc d’une protection effective des droits fondamentaux. C’est ainsi que le Conseil d’État s’autorise une lecture favorable aux droits des individus en écartant toute interprétation restrictive en matière de respect des principes généraux du droit. « Considérant que la juridiction administrative estime/juge que l’interprétation des lois doit se faire à la lumière des principes généraux du droit. Mais quand les dispositions légales contiennent des textes dont l’application littérale pourrait entraver ou être contraire aux principes généraux, le juge à la possibilité d’amoindrir autant que possible l’importance du champ d’application de ces textes, et ceci pour assurer la primauté du principe général sur les dispositions législatives, vue que ces dispositions doivent être appliquées de façon stricte » .
De même, « L’exception doit toujours être interprétée, non de façon restrictive, mais de façon littérale en application de l’adage juridique L’exceptio est strictissimae interpretationis. Et ce principe a été suivi par les juridictions libanaises et a été assis par la juridiction administrative qui stipule que l’on ne peut interpréter les lois exceptionnelles de façon extensive » . Ainsi, il va de soi que les lois exceptionnelles ne doivent être interprétées que de façon stricte et dans les limites tracées par le législateur : « Considérant que, et vu que, la réquisition peut porter atteinte aux libertés publiques, la loi qui l’autorise préconise des formes et des procédures devant constituer des garanties pour les citoyens » .
Le Conseil d’État développe également des interprétations protectrices des droits fondamentaux lorsqu’il s’agit de les préserver face aux limites que veut lui imposer l’Administration pour des raisons d’ordre public. Pour développer des interprétations restrictives des limitations pouvant être imposées à l’exercice des droits fondamentaux, le Conseil d’État intervient sur la qualification des faits. Ainsi, dans le domaine de la presse étrangère par exemple, l’article 50 du Code des imprimés autorise l’interdiction, par arrêté ministériel, de tout imprimé étranger qui contiendrait des développements contraires à l’ordre public. Le problème du critère de qualification s’est alors posé pour savoir si un ouvrage publié à l’étranger par un auteur libanais résidant au Liban tombait sous les prescriptions relatives aux publications étrangères. Le Conseil d’État a délibérément sacrifié le texte de la loi : en vertu d’une lecture littérale de la loi, le critère géographique aurait dû être retenu et la publication en l’espèce aurait due être considérée comme une publication étrangère en vertu de l’article 50 qui vise tout imprimé publié hors du Liban, quelque soit la nationalité de son auteur ou la langue de la publication. Le Conseil d’État a, quant à lui, retenu une autre analyse, tout à fait favorable à l’exercice des droits fondamentaux : ainsi, en s’éloignant de l’énoncé textuel de la loi, le juge administratif a considéré qu’un imprimé qui demeurait sous le contrôle du juge ne devait pas être soumis à l’administration. Il a fait prévaloir le lien entre la primauté de la liberté et la garantie du juge et a dénié toute compétence à l’administration pour sanctionner d’éventuelles atteintes à la loi ou à l’ordre public. Selon lui, seul le juge répressif est compétent. Ce raisonnement très élaboré a permis d’annuler l’arrêté ministériel interdisant un imprimé publié en France par un ancien Président de la République résidant au Liban et qui, de ce fait, n’échappait pas au juge répressif .
La liberté d’association illustre elle aussi cette démarche du juge administratif qui cherche à concilier la liberté avec les impératifs de l’ordre public, sans pour autant sacrifier la première sur l’autel du second. C’est par le biais de son pouvoir inquisitorial en matière de preuve, qu’il procède à cette conciliation. Ainsi, dans des affaires relatives à des actes administratifs prononçant la dissolution d’un grand nombre d’associations, le Conseil d’État a été extrêmement vigilant et critique à l’égard des documents que l’administration avait produit dans ses dossiers . En évaluant les faits et les éléments du dossier, le Conseil d’État ne manque pas de se montrer intransigeant lorsque l’Administration intervient en période de totale sérénité.
Dans le même ordre d’idée, le Conseil d’État a été amené à renverser la charge de la preuve en matière de droits fondamentaux et fait ainsi supporter à l’Administration le poids de la preuve. En matière de liberté de la presse par exemple, le juge administratif a reproché à l’Administration de n’avoir pas « suffisamment » prouvé qu’elle n’était pas responsable des dommages subis par un quotidien du fait du tarissement des encarts publicitaires, tarissement lié à l’intervention du Directeur général de la Sûreté Générale auprès des Agences de publicité .
- « Le plat chaud »
L’article 2 du Code de Procédure Civile impose de respecter le « principe de la hiérarchie des normes » , et stipule qu’en « cas de contradiction entre les dispositions de conventions internationales et les dispositions du droit commun, les premières prévalent sur les secondes » . Il précise également de façon expresse que « les tribunaux ne sont pas autorisés à déclarer la nullité des actes législatifs pour non-conformité des lois ordinaires avec la Constitution et les traités internationaux » . Par ailleurs, la loi nº 250 du 14 juillet 1993 portant création du Conseil constitutionnel en vertu du nouvel article 19 de la Constitution issu de la révision de 1990, donne au Conseil constitutionnel le monopole du contrôle de constitutionnalité des lois et dispose que « nonobstant tout texte différent, aucune autorité juridictionnelle n’est autorisée à contrôler la constitutionnalité des lois ni directement par voie d’action ni indirectement par voie d’exception d’inconstitutionnalité ou de violation du principe de la hiérarchie des normes et des textes » . Ce monopole est encore renforcé par l’article 33 de la loi nº 250 qui déclare abrogés tous les textes incompatibles ou contraires aux dispositions de cette loi.
De ce qui précède, on peut en déduire que le juge ordinaire ne peut pas refuser d’appliquer une loi sous prétexte de son inconstitutionnalité, car il n’est plus autorisé, à quelque titre que ce soit, à opérer un contrôle de constitutionnalité de la loi.
Or, dans une décision qui a fait couler beaucoup d’encre , le juge administratif a choisi une autre voie pour prendre la pleine mesure de l’article 2 du NCPC et de son obligation de respecter la hiérarchie des normes à la lumière des articles 18 et 13 de la loi nº 250. En vertu de ce dernier, « [l]es décisions rendues par le Conseil constitutionnel jouissent de la force de la chose jugée et s’imposent à toutes les autorités publiques et les instances judiciaires et administratives ». En se basant sur les décisions d’inconstitutionnalité du Conseil constitutionnel, le Conseil d’État a considéré que l’annulation d’un texte de loi par le Conseil constitutionnel entraîne l’annulation de toute règle juridique analogue, antérieure ou contemporaine à la décision d’annulation, au motif que tout texte ou toute règle analogue est, également, définitivement sorti de l’ordonnancement juridique et rend impossible son application par les juges ordinaires, sauf à ne pas respecter l’article 13 de la loi nº 250.
« Considérant que la jurisprudence administrative, en cas de contrariété entre un texte de loi et un des principes généraux fondamentaux, penche pour favoriser l’application du principe général sans exercer un contrôle qui ne lui appartient pas, càd exercer un contrôle de constitutionnalité des lois, et ceci en utilisant une approche qui consiste à interpréter la loi de façon restrictive en cas de contrariété avec un principe général fondamental tout en favorisant l’esprit de la loi sur le sens littéral du texte (…). [Le droit au recours] est un droit qui relève de l’ordre public (…) et s’élève aussi dans la hiérarchie des normes au niveau de principe général ayant valeur constitutionnelle et ceci après la publication de la décision du CCL nº 5/2000 » .
Dans l’affaire qui nous intéresse, un organisme disciplinaire collégial avait prononcé une sanction sévère contre un ambassadeur, en mettant fin à ses services. Cette décision fut cassée par le Conseil d’État qui rejeta par la suite le recours en révision présenté par l’État . Au centre des règles qui étaient soumises au juge administratif, celle liée à l’existence d’une disposition législative écartant expressément et sans équivoque, tout recours contre les décisions émanant de l’instance disciplinaire collégiale, semblait devoir imposer le rejet du recours présenté par l’intéressé. Or la démarche suivie par le Conseil d’État s’est insérée dans un ensemble plus élaboré et moins traditionnel, puisque le Conseil d’État a écarté l’application d’une loi interdisant clairement tout recours contre les décisions du Conseil Supérieur de Discipline, et privilégié le droit fondamental au recours devant le juge.
Pour justifier sa position, le Conseil d’État a argué de l’autorité absolue de la chose jugée de la décision du Conseil constitutionnel annulant, pour inconstitutionnalité, la disposition législative qui interdisait tout recours contre les décisions disciplinaires prises par le Conseil Supérieur de la Magistrature . Poursuivant dans la logique de l’article 13 de la loi nº 250, et en vertu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel , le Conseil d’État a considéré que l’autorité absolue de la chose jugée accordée à l’annulation faite par le Conseil constitutionnel, en s’imposant au législateur comme au juge, devait se lire à la lumière des motifs ayant accompagné sa décision d’inconstitutionnalité . En vertu de ceux-ci, le respect de l’autorité absolue de la chose jugée l’obligeait à ignorer toute loi postérieure contraire à la jurisprudence constitutionnelle, et également à écarter toute loi antérieure qui ne lui serait pas conforme. À ce titre, il était lié par la jurisprudence constitutionnelle relative au droit de recours, droit fondamental par essence, non seulement en ce qui concerne le texte censuré par le Conseil constitutionnel, mais également en ce qui concerne tout autre texte qui comporterait une clause semblable à celle annulée par le Conseil constitutionnel.
Pour le juge administratif libanais , l’annulation par le Conseil constitutionnel d’un texte législatif, fait sortir de l’ordonnancement juridique non seulement le texte annulé, mais également la norme qui le fonde. Grâce à cette extension de la notion d’autorité de la chose jugée, le juge administratif fait respecter la hiérarchie des normes , dont le respect s’arrête « aux pieds » de la Constitution pour le juge ordinaire. Ainsi, les interprétations développées par le Conseil constitutionnel en matière de droits fondamentaux s’imposent au juge ordinaire. Celui-ci peut les utiliser pour écarter l’application de textes similaires à des dispositions déjà annulées parce qu’inconstitutionnelles, mais non censurées faute d’intervention du contrôle de constitutionnalité en l’absence de saisine . En d’autres termes, le Conseil d’État a considéré que les motifs de la décision d’inconstitutionnalité du Conseil constitutionnel sur la disposition annulée constituaient une interprétation neutralisante pour toutes les dispositions identiques ou semblables du droit libanais.
Quelques soient les critiques doctrinales pouvant être soulevées contre cet arrêt du Conseil d’État , il faut toutefois se réjouir d’une jurisprudence qui contribue à assurer la prééminence du droit au recours, même au prix d’un effacement, somme tout relatif, de la théorie de l’écran législatif .
Concernant les voies de recours devant la justice administrative, le statut du Conseil d’État libanais a consacré un chapitre aux règles de procédure administrative comme la détermination des décisions susceptibles de recours, l’intérêt donnant qualité à agir, les délais de recours, le prononcé des jugements, les voies de recours, les conditions du sursis à exécution, le rôle du rapporteur et du commissaire du gouvernement.
Un autre chapitre a été consacré à la procédure devant le Conseil d’État en tant que juge d’appel et juge de cassation.
Ce statut est composé d’une cinquantaine d’articles qui traitent de la procédure administrative, sans englober toutes les questions pouvant surgir à cet égard, lesquelles seront régies en référence aux principes posés dans le Code de procédure civile (article 6 NCPC).
Dans ce cadre, le Conseil d’État libanais s’est toujours montré libéral dans son appréciation de l’intérêt et de la qualité à agir dans les recours en annulation. Celle-ci a été particulièrement perceptible dans un arrêt rendu sur le recours présenté par la Ligue maronite demandant d’annuler le décret de naturalisation de 1994.
Le Conseil d’État a considéré dans cette espèce que « (…) même s’il n’est pas permis à une association particulière de se voir reconnaître la qualité et l’intérêt à agir contre une décision portant atteinte aux intérêts de la Nation », et en dépit de l’interdiction faite à une association ou un groupement de droit privé de s’attribuer de façon exclusive la qualité de représentant de la communauté religieuse à laquelle ses organes appartiennent, « (…) Cependant, en raison des circonstances spécifiques dans lesquelles la promulgation du décret est intervenue et des conséquences pouvant en résulter au niveau de l’équilibre entre les composantes de la société libanaise et de l’entente nationale, et vu la politique libérale suivie dans l’appréciation de l’intérêt à agir, il convient de reconnaître à la partie demanderesse un intérêt à agir (…) » .
De même, le juge administratif libanais a tenu à faciliter la recevabilité des recours juridictionnels, prévoyant ainsi la possibilité de rectifier les vices pouvant altérer la requête lors de sa présentation.
Ainsi, il a admis la régularisation de la requête lorsqu’elle est présentée sans le ministère d’un avocat, même si celle-ci intervient durant la procédure .
La codification de la procédure administrative apparaît nécessaire, voire urgente dans certaines matières (comme l’arbitrage). Cette nécessité se fait d’autant plus pressante que l’utilisation des règles du Code de procédure civile, qui ne tiennent pas compte de la spécificité du droit administratif, peut se révéler inopportune.
La codification de la procédure administrative pourrait garantir la sécurité juridique puisque les requérants peuvent agir en connaissant les règles auxquelles ils sont soumis et qu’ils doivent respecter, mais porte également les germes d’une complexification de la procédure administrative.
Par exemple, le statut du Conseil d’État ne traite pas la question de l’arbitrage en matière administrative. Le Code de Procédure civile libanais de son côté ne contenait pas suffisamment d’articles relatifs à l’arbitrage dans les contrats administratifs, et se contentait d’accorder au Président du Conseil d’État le pouvoir d’octroyer l’exequatur des sentences arbitrales si le litige, objet de l’arbitrage, relève de la compétence des juridictions administratives. En cas de refus, un recours peut être formé contre sa décision devant la Section du Contentieux.
Depuis les années 50, le Conseil d’État, en raison de la législation en vigueur, suivait une politique réservée concernant l’arbitrage dans les contrats administratifs, considérant que les clauses compromissoires dans ces contrats sont contraires à l’ordre public. A cet égard, deux arrêts de principe ont été rendus par le Conseil d’État , annulant les clauses compromissoires contenues dans les contrats passés entre l’État et les deux sociétés de téléphonie mobile.
A l’issue des deux arrêts mentionnés ci-dessus, le législateur libanais a voté la Loi n° 440 du 29 juillet 2002 qui a amendé quelques articles du nouveau Code de Procédure civile et a constitué un tournant décisif dans la faculté de l’État de recourir à l’arbitrage dans les contrats administratifs, sous réserve d’une autorisation accordée par décret pris en Conseil des ministres.
Aussi, le Conseil d’État, avant même cet amendement, et malgré son attitude vis-à-vis de l’arbitrage dans les contrats administratifs, a essayé d’être plus libéral dans certains litiges à caractère spécial. A cet égard, un arrêt rendu par la Section du Contentieux a validé la clause compromissoire insérée dans un contrat administratif au motif que l’État a délégué à l’établissement public le pouvoir de conclure et d’exécuter le contrat, ce qui permet l’application de la procédure stipulée dans le statut des établissements publics qui les autorise à recourir à l’arbitrage .
Par ailleurs, pour assurer le droit d’accès des justiciables à la juridiction administrative, et afin de leur donner plus de garanties, la loi nº 227/2000, qui a amendé le statut du Conseil d’État libanais, a prévu la création de tribunaux administratifs dans les Mohafazats (les régions libanaises), afin d’assurer une proximité géographique. Cependant, ce texte n’est toujours pas appliqué dans l’attente de la décision du ministre de la Justice qui doit en garantir l’application ainsi que le stipule la loi.
Reste à signaler que le Conseil des ministres a adopté, en date du 15 novembre 2001, la Charte du citoyen. Préparée à l’origine pour être un projet de loi, celui-ci n’a pas vu le jour jusqu’à présent. Il convient néanmoins de relever que cette Charte prévoit l’existence d’un droit d’accès à la justice pour tous les citoyens et la réduction des délais des procès afin que les décisions de justice interviennent plus rapidement .
Ces aléas n’occultent en rien les aspects positifs que consacre la justice administrative à la protection des droits fondamentaux ; il est normal qu’il y ait des tiraillements au sein même de cette justice, allant de la rigueur conformiste à une ouverture innovante sur des principes dégagés soit par un recours au contrôle de conventionalité ou soit par une « révérence » au Conseil constitutionnel . Mais tout n’est pas dit et le meilleur est à venir : il reste le dessert !
C’est pour traiter du problème de la protection des droits fondamentaux lors de l’exécution des décisions administratives que je cède la parole à notre cher Président du Conseil d’État.