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Rapport de synthèse sur l’accès au juge de cassation

 

Monsieur Loïc CADIET

Agrégé des facultés de droit, Professeur à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne


L’accès au juge de cassation
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Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, dans son rapport introductif M. L’Honorable Louis Lebel a déjà fait la synthèse des rapports nationaux adressés par les juridictions de cassation. C’est sur la base de ce rapport général qu’ont été organisées les trois tables rondes qui se sont tenues avant-hier sous la présidence de M. Saliou Aboudou, qui ont donné lieu à de belles interventions et suscité de riches débats.

Je dois rendre compte de tout cela en trente minutes ; je suis donc condamné à naviguer entre la pauvreté d’une synthèse trop générale et l’incohérence d’une synthèse trop pointilliste.

Pour assurer ma prise, je partirai de l’objet de ce premier sous-thème : "L’accès au Juge de Cassation" et des raisons de son choix.
Il était souhaitable que le premier congrès de l’AHJUCAF débute par cette question, d’abord, parce qu’elle est chronologiquement première, mais surtout parce que, en traitant de l’accès à la justice, elle place au cœur de la cible le justiciable qui a été trop longtemps l’impensé des discours sur la justice. Toutefois, les temps changent.

Ce pourrait être une loi que l’augmentation de la demande sociale de justice est proportionnelle au degré de développement politique et économique, sauf à pondérer cette loi par la prise en compte de facteurs culturels susceptibles de limiter le recours au juge en raison d’un attachement traditionnel, par exemple, aux procédures de médiation de toutes sortes pour régler les conflits.
En tout cas, cet accroissement considérable de la demande judiciaire a une vocation tendancielle à produire les mêmes effets.
Les ressources publiques étant ce qu’elles sont, c’est-à-dire limitées, l’institution judiciaire peine en effet à traiter les affaires dont elle est assaillie, ce qui provoque inévitablement un encombrement des juridictions et une augmentation de la durée des procédures.

De proche en proche, l’effet pervers se diffuse à tous les échelons de l’organisation juridictionnelle et finit par atteindre les juridictions supérieures, voire ces juridictions prééminentes que sont les juridictions de cassation.
La situation devient critique, y compris du point de vue de l’accès du justiciable.
A quoi sert de faciliter l’accès au Juge de cassation s’il faut attendre trop longtemps sa décision comme un médecin que l’on n’espère plus ? Que penser en outre de la visibilité de la jurisprudence d’une juridiction suprême qui s’exprime au travers de décisions pouvant se compter par milliers en une seule année ? Le Juge de cassation peut-il valablement remplir sa mission de dire le droit dans un cas particulier, ce qui est sa fonction juridictionnelle en assurant à tous l’interprétation uniforme de la loi, ce qui est sa fonction jurisprudentielle ?
L’accès au Juge peut nuire à l’accès au jugement et, d’une certaine façon, se retourner contre le justiciable lui-même.

Au regard de cette problématique, les systèmes judiciaires représentés par les délégations nationales offrent des situations variées.

Il convient sans nul doute de faire un diagnostic de diversité : cette diversité est dans l’ordre des choses, ce n’est pas une tare : poids démographique, système politique et juridique, développement économique, traditions culturelles, histoire nationale, rien n’est strictement à l’identique.

Si les questions ainsi soulevées ne se posent pas partout avec la même acuité, il n’est pas hasardeux d’affirmer qu’elles se sont posées, se posent ou se poseront partout et qu’elles appelleront partout des solutions équivalentes à défaut d’être strictement identiques ; autrement dit, la diversité n’exclut pas la convergence.

Ce mélange de diversité et de convergence s’observe aussi bien en ce qui concerne l’accès au Juge qu’en ce qui concerne l’accès au jugement.

I. En ce qui concerne en premier lieu l’accès au Juge suprême, la diversité s’observe tout au long de la procédure devant la juridiction de cassation, au moment de la formation du pourvoi comme au cours de son instruction.

A. La diversité au moment de la formation du pourvoi caractérise surtout les règles de forme et de délai qu’il revenait à M. Dujardin d’aborder.

Je ne m’attarderai pas sur les règles de forme dont on a d’ailleurs peu parlé, sauf à souligner que le recours en cassation n’est pas l’apanage des seules parties privées ; il arrive qu’il puisse être introduit par le Ministère public quand celui-ci existe. Il peut même s’agir pour le Ministère public d’un pourvoi spécial qui lui est réservé et qu’il peut exercer dans l’intérêt de la loi ou pour excès de pouvoir.

Le recours en cassation n’a pas seulement une finalité d’intérêt privé, il remplit aussi une fonction d’intérêt plus général qui est d’assurer l’intégrité de l’ordre juridique. Il est, de ce point de vue, un facteur de sécurité juridique plutôt qu’un frein à la sécurité juridique ; la question a été débattue.
Les délais dans lesquels le recours doit être exercé sont aussi d’une grande diversité.

Courant à compter du prononcé du jugement ou de sa signification, généralement beaucoup plus courts en matière pénale qu’en matière civile, ils varient de trois à cinq mois, mais sont susceptibles d’aménagements divers afin de tenir compte de ce qu’un rapporteur a appelé les aléas de la vie, par exemple en cas d’incapacité ou de décès d’une partie.
Ces délais obéissent à un principe de diligence, nous a dit M. Lebel.
D’un certain point de vue, le principe de diligence trouve également à s’exprimer à travers la règle de l’absence d’effet suspensif du pourvoi en cassation.

A l’exception notable du droit mauricien, la règle générale est, en effet, que l’exercice du pourvoi en cassation n’entraîne pas automatiquement la suspension du jugement attaqué dont l’exécution peut donc être poursuivie par la partie gagnante devant le juge du fond, mais cette règle générale est assez largement écartée en matière pénale, mais aussi en matière civile dans certains contentieux comme le contentieux de l’état des personnes ou encore en matière foncière, ce que l’on trouve notamment dans un certain nombre de pays d’Afrique.

La règle de la dérogation résulte tantôt de la loi, ce qui est le cas le plus fréquent, mais elle peut résulter aussi du juge lui-même, juge du recours le plus souvent, qui peut accorder un sursis à exécution en cas de préjudice irréparable.

La question a été très agitée lors du débat qui a suivi la première table ronde, mais il est permis de penser avec M. Dujardin, que je rejoins sur ce point, qu’à partir du moment où le Juge de cassation n’est pas juge du fond, la question de l’exécution du jugement frappé de pourvoi ne le concerne pas.
En revanche, s’il est juge du fond, ce qui peut arriver, c’est une autre affaire.
Toutes ces solutions sont d’une grande hétérogénéité, mais le constat de la diversité doit être tempéré par l’affirmation de certains éléments de similitude ou de convergence.
Cette similitude est observable pour l’essentiel à deux points de vue : quant au jugement susceptible de recours et quant à la régulation éventuelle des recours.

En ce qui concerne le jugement susceptible de recours, le principe paraît bien être que le recours en cassation est normalement ouvert à l’encontre de toute décision rendue en dernier ressort sur le fond du litige ou qui, du moins, met fin à la procédure devant les juges du fond. Sans doute le principe n’est pas absolu.

Pour l’essentiel, les exceptions au principe tiennent d’abord à la valeur financière du litige qui conduit à fermer le pourvoi en cassation à l’encontre de décisions qui, eu égard à leur nature, pourraient en être frappées.
Ce critère de l’intérêt financier est discuté et il est vrai que l’intérêt juridique d’un pourvoi, donc de la décision que ce pourvoi est susceptible de déclencher, ne se mesure pas à son enjeu financier.
Les exceptions tiennent aussi à la valeur juridique de la décision qui joue souvent à l’inverse en autorisant le pourvoi à l’encontre de jugements qui, par leur nature, ne devraient pas pouvoir en être frappés. Tel est notamment le cas en France, s’agissant de décisions provisoires ou préparatoires viciées par un excès de pouvoir, comme à Madagascar dans le cas de violation de la loi et des coutumes, ce qui comprend l’excès de pouvoir, ou encore en Suisse pour les décisions incidentes de nature à causer un dommage ou en matière de compétence.

Hormis ces réserves, tous les systèmes étudiés paraissent bien avoir en commun de considérer le recours en cassation comme le dernier recours, car il n’est en principe ouvert que si aucune autre voie de recours ne peut être exercée, mais le dernier aussi en ce sens que le Juge de cassation est la juridiction du dernier mot, le garant ultime du bon droit.
Tout jugement doit donc être par principe susceptible de pourvoi, dès lors qu’il n’en est pas autrement disposé.

Ainsi que l’a souligné M. Lebel, je le cite : "La possibilité de saisir le Tribunal suprême semble être considérée comme un droit du plaideur".
La quasi totalité des systèmes étudiés serait ainsi influencée par ce que notre rapporteur introductif a nommé le modèle français de la cassation et seule la Cour suprême du Canada s’en écarterait en organisant un système d’autorisation préalable du recours dans la pure tradition procédurale du droit britannique où une présomption de justesse, donc de justice, s’attache à la décision de première instance.

En vérité, l’opposition n’est pas si tranchée que cela car, dans chacun des deux systèmes, il existe des mécanismes de régulation ou de pondération qui tempèrent la pureté des principes sur lesquels ils se fondent.
Ces mécanismes de régulation des pourvois, dont a parlé Mme Baraduc, n’existent pas encore dans tous les pays. La question de la régulation se pose surtout dans les modèles de contrôle a posteriori où elle s’entend de manière large comme l’ensemble des techniques de nature à limiter l’ouverture du recours.

A certains égards, la régulation peut être passive. Tel est le cas déjà évoqué lorsqu’un seuil d’accès financier est fixé par la loi, mais la véritable régulation s’entend bien sûr des techniques de régulation active qui supposent une décision du Juge de cassation une fois celui-ci saisi.

Ces techniques actives sont cependant variées à leur tour.
La régulation peut être indirecte lorsque l’obstacle posé à l’examen du pourvoi tient à des considérations étrangères au mérite du pourvoi comme, par exemple, avec le retrait du rôle, que ce retrait tienne à un défaut de consignation de la provision fixée par la Cour comme devant la Cour de l’OHADA ou en l’absence de l’exécution de la décision frappée de recours comme devant la Cour de cassation française.

Ce système de régulation indirecte est intéressant, car il est de nature à dissuader les plaideurs dilatoires et, cependant, il peut être écarté en considération des conséquences manifestement excessives de l’exécution pour l’auteur du pourvoi ; il permet donc de trouver un équilibre entre les intérêts du créancier et ceux du débiteur. Le droit à l’exécution du créancier est aussi, comme le droit au juge du débiteur, un élément du droit au procès équitable et M. Lebel a également opiné en ce sens pour ce qui est du système canadien.
Un degré de plus est franchi sur l’échelle de la régulation lorsque l’obstacle opposé à l’examen du pourvoi sur le fond repose sur des considérations tenant au mérite du pourvoi lui-même. La régulation n’est plus indirecte, elle est alors directe et tel est le cas de la procédure de non-admission des pourvois en cassation récemment adoptée en France ; la Suisse offre également un dispositif pour partie comparable.

Ce type de régulation est sans doute améliorable, mais il est strictement indispensable, l’essentiel étant garanti dès lors que l’avocat a la possibilité, par exemple, de contester la proposition d’orienter le dossier vers la non-admission.

Puisque je parle d’avocat, quel que soit le système, l’exigence d’une représentation obligatoire par avocat peut aussi être un facteur restrictif. Elle l’est péjorativement dès lors qu’aucun dispositif d’aide juridictionnelle n’est prévu au profit des justiciables impécunieux, qui n’exerceront pas de recours car ils n’en ont pas les moyens, mais elle peut l’être aussi vertueusement par la sélection que peut exercer l’avocat à la Cour de cassation sur les dossiers qui lui sont soumis.

Sa connaissance de la Cour, des magistrats de la Cour, de la jurisprudence de la Cour, lui permet le plus souvent de déterminer si le pourvoi a des chances d’être valablement soutenu ou non ; mais la saisine du Juge de cassation ne requiert pas toujours l’assistance d’un avocat, la règle semblant être même l’absence de représentation obligatoire et si, en pratique, les avocats sont souvent très présents dans la formation et l’instruction des recours, il s’agit le plus souvent d’avocats ordinaires plutôt que d’avocats spécialisés exerçant exclusivement leur office auprès de la Cour de cassation.
Mme Baraduc et M. Dujardin ont eu raison, me semble-t-il, d’insister sur l’importance d’un barreau spécialisé, dès lors que celui-ci est un auxiliaire avisé de la régulation des pourvois.

B. Cette définition de la régulation suggère que la question n’intéresse pas seulement la formation des pourvois ; elle a également affaire avec leur instruction où l’on retrouve encore la distinction des deux modèles qui viennent d’être évoqués.

S’agissant de l’instruction du pourvoi, il n’est pas interdit d’affirmer, du moins comme un principe ordinaire, que l’étendue du contrôle opéré par le Juge de cassation est inversement proportionnelle à la facilité d’accès au pourvoi. Autrement dit, plus l’accès est large et plus le Juge de cassation a vocation à limiter son contrôle au seul moyen soulevé par les parties ; au contraire, plus l’accès est restreint et plus le contrôle du Juge de cassation a vocation à s’étendre au-delà des seuls moyens soulevés par les parties.
De fait, au stade de l’instruction du pourvoi, c’est bien la diversité qui saute d’abord aux yeux, mais comme à propos de la formation du pourvoi, cette diversité n’exclut pas les rapprochements.

La question la plus importante ici tient aux liens entre le régime de l’instruction et la conception du pourvoi en cassation.

Si l’on voit dans le pourvoi en cassation la voie de recours principalement destinée à faire censurer la non-conformité des jugements aux règles de droit, alors l’accès au Juge de cassation doit être largement ouvert, afin de permettre un contrôle disciplinaire, car toute violation de la loi a vocation à être sanctionnée.

En revanche, si l’on voit dans le pourvoi en cassation l’instrument privilégié de l’unification prétorienne du droit, alors l’accès au Juge de cassation peut être plus restreint, car le contrôle devient normatif et il suffit, dans ce cas, que la parole du Juge suprême se fasse entendre dans des affaires emblématiques, sélectionnées en nombre limité.

Nous pouvons poursuivre l’analyse en reliant cette conception du pourvoi au statut de la juridiction suprême, qu’elle soit Cour de cassation ou véritable Cour suprême à l’image de la Cour canadienne.

La francophonie judiciaire laisse apparaître deux catégories de juridiction suprême : la catégorie principale puise ses sources dans la tradition française, du moins celle issue de la Révolution.

Dans cette conception, la juridiction suprême, quel que soit son nom, culmine au sommet de la hiérarchie judiciaire en qualité de juge du droit ; elle ne juge donc pas sur le fond, elle n’est pas une juridiction du fond statuant en troisième instance. Selon une forme usuelle, elle juge les jugements et non les arrêts.
Son rôle consiste simplement à vérifier que les jugements qui lui sont déférés ont bien été rendus conformément aux règles de droit, ce que l’on peut appeler un contrôle de légalité lato sensu. Dans ces conditions, seuls les moyens de droit, souvent énumérés de manière limitée, donnent accès au contrôle du Juge suprême qui connaît seulement le dossier tel qu’il a été constitué devant les juridictions inférieures, sans pouvoir les discuter en fait ni admettre de nouvelles preuves.

Cette fonction particulière explique aussi que la Cour de cassation ne puisse que rejeter le pourvoi, si elle estime le grief injustifié ou, si elle estime le pourvoi fondé, casser et annuler le jugement critiqué en renvoyant le dossier devant une juridiction du fond, afin que l’affaire soit rejugée en fait et en droit dans les limites de la cassation prononcée. Cette conception inspire la plupart des Etat participant aux activités de l’AHJUCAF.

Fort différente est de prime abord la conception qui inspire les systèmes canadien et mauricien. La juridiction suprême est ici véritablement Cour suprême, car elle est, à côté de ses compétences constitutionnelles, le juge ordinaire en dernier ressort, jugeant en fait et en droit les litiges qui lui sont soumis, sans les renvoyer à une juridiction inférieure après avoir dit le droit.
En théorie, la Cour suprême a le pouvoir de reconsidérer l’appréciation des faits établis devant les juridictions inférieures.

Il est tout à fait notable à cet égard que la loi fédérale canadienne présente la Cour suprême du Canada comme la Cour générale d’appel pour l’ensemble du Canada et il est parfaitement cohérent, dans ce système, que le recours soit alors nommé appel.

Cette distinction n’est pas contestable, mais il me semble qu’il ne faut pas en exagérer l’étendue ni la portée. Des rapprochements peuvent être effectués dans les deux sens.

Dans le modèle canadien, la Cour suprême ne fonctionne pas comme une Cour d’appel à l’état pur. Outre qu’en matière criminelle elle ne peut pas prononcer elle-même de verdict après cassation d’une décision d’acquittement, elle statue en pratique sur le fondement du dossier tel qu’il a été constitué devant les juridictions inférieures. Sa politique jurisprudentielle est à la restriction des possibilités d’appel sur les questions de fait et il n’est pas fréquent que de nouvelles preuves soient admises devant elle.

Certes, il lui arrive rarement de renvoyer l’affaire devant une juridiction inférieure, mais il est certain que la Cour suprême du Canada tend à privilégier sa mission de définition et d’orientation du droit, sa mission de faiseur de droit.
A l’inverse, dans l’autre modèle inspiré de la Cour de cassation française, la juridiction suprême n’est pas seulement un pur censeur des seules illégalités. D’abord, le pourvoi en cassation n’est pas seulement un instrument de discipline judiciaire, mais il est aussi un outil de normativité juridique. A sa mission juridictionnelle originaire de sanctionner la non-conformité des jugements aux règles de droit s’ajoute depuis fort longtemps une mission jurisprudentielle dérivée consistant à assurer l’interprétation uniforme de la loi par l’ensemble des juridictions de l’ordre judiciaire.

Cette mission, dont beaucoup de participants ici ont dit qu’elle était devenue essentielle, était en vérité déjà présente au début du 19ème siècle ; elle était déjà inscrite par la plume de Portalis dans le discours préliminaire du Code civil. Depuis plus de 150 ans, cette normativité se lit exemplairement dans les arrêts dits de principe ; elle se lit tout autant dans les principes généraux visés par la Cour de cassation au soutien de ses arrêts de cassation.
Interpréter la loi et, a fortiori, dire le droit dans le silence, l’obscurité ou l’insuffisance de la loi pour reprendre le triptyque de l’article 4 - on peut y mettre aussi l’obsolescence dont on a parlé -, c’est créer du droit, même si ce droit jurisprudentiel n’est pas et ne peut pas être de même nature que le droit légiféré, car il lui manque deux choses importantes : l’autorité intrinsèque et la publicité nécessaire.

La mission normative est l’aspect le plus caractéristique de la fonction du Juge de cassation, a souligné un intervenant suisse au cours des débats. Le jugement est transdiction autant que transcription, a de son côté rappelé M. Dako à la suite de M. Timsit.

En outre, sensible au développement du droit, la juridiction de cassation dans le modèle inspiré du droit français est également perméable à la factualité du litige ; certes, la réponse de la Cour de cassation au pourvoi porté devant elle prend la forme d’un raisonnement juridique souvent aride, si ce n’est abstrait, étroitement enserré dans le corset rigide du syllogisme juridictionnel, mais le constat doit être nuancé. Comme l’a rappelé Mme Baraduc, il n’est pas rare que l’arrêt de la Cour de cassation soit le résultat d’une riche discussion qui, au cours de l’instruction, aura fait apparaître en tant que de besoin les données factuelles, les facteurs sociaux ou économiques, les considérations morales ou philosophiques qui ne peuvent pas être sans influence sur la position en définitive adoptée par la Cour de cassation dans les débats de société.
L’amicus curiae aussi a le droit de cité devant la Cour de cassation et pas simplement à travers l’intervention du Ministère public, ainsi que le suggérait M. Dujardin.

Ajoutons, même si l’hypothèse est accessoire, que la Cour de cassation a souvent la possibilité de statuer sans renvoi après cassation, lorsqu’il n’y a plus rien à juger ou lorsque les faits tels qu’ils ont été souverainement constatés par les juges du fond lui permettent d’appliquer la règle de droit appropriée.
Ainsi que l’a rappelé M. Birème Hamid, il se peut même plus radicalement encore que le pouvoir juridictionnel du Juge de cassation s’étende carrément à la solution du litige au fond. Le Juge de cassation est alors juge du fond par pouvoir d’évocation. Il devient, pour reprendre les termes de M. Birème Hamid, une super Cour d’appel.

Il faut dire toutefois que la dualité des fonctions assignées au recours en cassation n’est pas forcément simple à assumer, car elle est porteuse de logiques divergentes du point de vue de la régulation des pourvois : logique extensive en ce qui concerne la mission disciplinaire, logique restrictive en ce qui concerne la mission normative.

Un équilibre est nécessairement à trouver entre une ouverture large du pourvoi et une rationalisation de son instruction qui permette d’assurer une instruction à la fois efficace et équitable des recours. Les moyens de cet équilibre sont assurément à rechercher dans l’organisation du procès de cassation, mais il est certain, d’une part, que la maîtrise du contentieux judiciaire doit débuter bien en amont de la Cour de cassation, dès la première instance, car les juridictions de cassation sont solidaires des juridictions qui les précèdent et, à trop ouvrir le robinet au départ, on risque d’avoir une baignoire qui déborde à l’arrivée ; d’autre part, elle doit se prolonger en aval grâce à une diffusion éclairée et éclairante de la jurisprudence.

II. Si l’accès au Juge peut nuire à l’accès au jugement, à l’inverse l’accès au jugement n’est pas sans incidence sur l’accès au Juge.

L’accès au jugement présente deux aspects qui renvoient aux deux intérêts que met en cause le procès de cassation : l’intérêt privé des parties qui est l’objet de la fonction juridictionnelle du Juge de cassation, dire le droit dans un cas particulier, et l’intérêt général de la société, à quoi répond la fonction jurisprudentielle du Juge de cassation, assurer l’interprétation uniforme du droit pour garantir l’égalité des justiciables devant le droit et la justice.
Il ne suffit donc pas de juger ; il faut aussi faire savoir ce qui a été jugé.
De ce point de vue, la fonction jurisprudentielle du Juge de cassation invite surtout à s’intéresser à la diffusion du jugement, tandis que la fonction juridictionnelle conduit à prêter davantage attention à la rédaction du jugement ; mais il va de soi que la qualité de la diffusion et l’aptitude du Juge de cassation à assurer sa mission jurisprudentielle dépendent de la rédaction préalable de ses jugements qui est un prérequis et de la qualité de cette rédaction.

A. Je n’entrerai pas ici dans le détail de la technique de rédaction des jugements de la juridiction suprême.

D’un point de vue général, j’observerai que la structure des jugements est, à quelques exceptions près, la même dans tous les pays ; c’est une structure de type syllogistique, articulant exposé des motifs et énoncé de la décision dans un dispositif. Mais cette forme canonique de la décision de justice admet en vérité bien des variantes par où se laisse voir le poids des traditions culturelles.

Deux questions ayant plus particulièrement trait à la motivation du jugement introduisent de la diversité dans cette apparence homogénéité.
Pour commencer, la question de l’opinion séparée, qui cristallise l’essentiel des différences, a été soulevée par M. Gonthier. Il est d’usage ici d’opposer le modèle canadien marqué par la Common Law, qui consacre les opinions dissidentes, au reste de la francophonie juridique marquée par le droit français qui les condamne. Le jugement est conçu comme un acte collectif, pour reprendre l’expression de M. Lebel, qui ne doit pas laisser deviner l’opinion des juges qui en ont délibéré.

La différence est incontestable, mais est-elle insurmontable ? On peut en douter.

D’un côté, il arrive en Common Law, dans des affaires socialement sensibles (avortement, euthanasie), qu’une décision soit rendue au nom de la Cour dans son ensemble, mais surtout, dans 70 % des cas, le jugement ne donne lieu à aucune opinion séparée ; le principe statistique est donc bien celui de l’absence d’opinion séparée.

A l’inverse, la technique de l’opinion séparée, même si elle n’est pas facilement exportable, dépasse assez largement les limites de la sphère anglo-américaine au-delà même du Canada pour toucher, selon des formes et une intensité variables, des pays aussi différents que le Liban ou la Roumanie.
S’agissant même des pays comme la Belgique ou la France, l’opinion séparée ne doit plus être considérée comme une incongruité ; d’abord, la technique est en usage dans des juridictions européennes qui, comme la Cour européenne des Droits de l’Homme, ne peuvent plus être considérées comme des juridictions étrangères, mais comme des composantes du système judiciaire national.

Il est même permis de se demander si, dans une certaine mesure, l’opinion séparée n’est pas à l’œuvre dans l’activité la plus classique des juges nationaux de cassation.

L’observation en a été faite pour la Belgique à propos des avis parfois divergents du Ministère public. On pourrait pareillement la formuler pour ce qui est de la France avec les conclusions de l’avocat général, même s’il n’est pas membre de la formation de jugement.

Allons même plus loin avec la divergence de jurisprudence : lorsqu’il s’agit d’une divergence interne à la Cour de cassation, affectant différentes formations de la juridiction de cassation elle-même, la divergence de jurisprudence n’est-elle pas d’un certain point de vue l’indication, sinon l’expression d’une opinion séparée ?

Après tout, les lois elles-mêmes sont-elles adoptées à l’unanimité ? Bien sûr que non et le contraire serait inquiétant.

On peut par conséquent se demander si, aujourd’hui, la question de l’admission des opinions séparées, qui est certes une question grave comme l’a dit M. Canivet, ne doit pas être posée, du moins dans un certain nombre d’hypothèses où sont soulevées par exemple des questions de principe, ce qui, du coup, pourrait aussi présenter une certaine utilité du point de vue du signalement des revirements ou des évolutions possibles de la jurisprudence.
La deuxième question appelant des réponses contrastées est celle de la motivation brève dont M. Canivet nous a parlé.

La question, nous a-t-on dit, dépend largement des pouvoirs reconnus aux juges : pour le juge du fond, c’est plus long, avec le juge du droit, c’est plus court, source autonome ou source dérivée du droit, mais pas seulement. "C’est aussi une question de technique de cassation", a précisé M. Canivet "et de culture judiciaire", ont ajouté M. Gonthier et M. Lebel.

Inconcevable dans le système canadien, récusée au Bénin, au Gabon ou au Niger, la motivation brève a, en revanche, droit de cité dans les autres pays, quand elle n’est pas considérée comme hautement souhaitable comme au Maroc.

Sans doute, idéalement, la motivation du jugement relève des exigences du procès équitable. Sans doute, par ses vertus pédagogiques, elle participe aussi à un salutaire exercice démocratique dans les pays en marche vers l’Etat de droit, dans les pays en développement, a-t-on dit au cours des débats.
Je crois en effet que le Juge de cassation ne doit jamais oublier le pauvre cultivateur de Tchoumi Tchoumi car, dans chaque pays, il y a un pauvre cultivateur de Tchoumi Tchoumi qui veut comprendre ce qui lui arrive.
Il faut aussi tenir compte de la pertinence des recours dont est saisi le Juge de cassation et des contraintes pouvant peser sur le fonctionnement de la juridiction de cassation. Ce n’est bien sûr pas la même chose d’avoir à rédiger annuellement quelques dizaines d’arrêts dans des affaires préalablement sélectionnées et 32 000 décisions comme en France ou répondre à 40 000 pourvois comme au Maroc dans des affaires qui n’ont pas été sélectionnées. La combinaison de ces deux facteurs conduit à justifier les motivations brèves, de la même façon qu’elle légitime les procédures de l’annulation des pourvois.
J’ajouterai qu’il faut en outre avoir égard à la nature du jugement prononcé par le Juge de cassation. Un jugement de type disciplinaire supportera plus facilement une motivation brève, ce qui est la fonction originaire du Juge de cassation d’inspiration française ; tandis qu’un jugement de type normatif demandera à être davantage circonstancié, ce qui est la fonction ordinaire du juge dans les traditions inspirées du droit anglais, mais aussi du droit germanique, ainsi que l’a judicieusement rappelé un intervenant suisse.
Il faut faire alors jurisprudence et, dans une décision de justice, ce qui crée la jurisprudence, ce n’est pas le dispositif, qui n’intéresse que les parties, mais ce sont les motifs.

De ce point de vue, la France est-elle si éloignée que cela des autres traditions ?

On dit parfois, et un orateur s’en est fait l’écho, qu’en ajoutant à un arrêt de la Cour française de cassation le rapport du conseiller rapporteur et les conclusions de l’avocat général, on obtient un jugement à la mode anglo-américaine ou germanique. Il y a une part de vérité certaine dans cette boutade.

Il n’est pas inutile de redire aussi que, si la juridiction de cassation crée du droit, ce n’est pas du droit comparable au droit légiféré. Le droit légiféré vaut par raison d’autorité, le droit jurisprudentiel ne vaut que par l’autorité de ses raisons et il faut donc convaincre de la pertinence des raisons pour justifier la pertinence de la solution, ce qui conduit à des motivations circonstanciées.

B. Cependant, dans les deux cas, l’autorité immanente ou transcendante du jugement ne suffit pas.

Il lui faut le renfort de la publicité, car il ne peut y avoir de jurisprudence sans diffusion des jugements. Comme leur rédaction, la diffusion des jugements est largement dépendante de leur nombre. En matière de diffusion, les contraintes organisationnelles pèsent très lourdement et la question des ressources disponibles humaines, financières, technologiques se pose avec une acuité considérable. Même s’il y en a encore, rares sont cependant les pays dans lesquels les arrêts ne sont pas publiés.

Peu nombreux sont les pays dans lesquels les arrêts ne sont pas accessibles sous forme numérique, soit par l’internet, soit sur cédérom.
Majoritaires sont les pays dans lesquels la diffusion prend encore la forme d’une publication traditionnelle sous forme de recueil imprimé. Mais qu’elle soit numérique ou imprimée, la diffusion peut obéir à des règles variables.
Si, en principe, la diffusion porte sur l’intégralité de l’arrêt, la question se pose, en revanche, de la publication de la totalité ou d’une sélection de la production jurisprudentielle.

A part le Cameroun et le Canada, le choix de la sélection est fait par la majeure partie des pays, celle-ci étant effectuée le plus souvent par le Président de la Chambre ou par un comité scientifique de la juridiction, en fonction de l’intérêt juridique de la décision.

Cette sélection a du sens au regard des supports traditionnels de la diffusion. Elle en a moins lorsque la diffusion devient numérique. Cette diffusion numérique présente trois vertus principales : d’abord, elle peut permettre de faire l’économie d’une question, celle des critères de sélection, dès lors que tout est informatisé, car cette question est loin d’être simple.
Comment en effet apprécier l’intérêt juridique d’une décision ? A la rareté de l’hypothèse jugée ? A son caractère au contraire emblématique ? L’intérêt est alors documentaire.

Cet intérêt s’apprécie-t-il au regard de la normativité pour traiter l’arrêt ? Surgit alors le spectre des arrêts de règlement et on ne voit pas très bien ce qui peut autoriser une juridiction de cassation à discriminer entre des arrêts normatifs et d’autres qui ne le seraient pas.

Par ailleurs, lorsqu’elle couvre l’intégralité de la production jurisprudentielle qui est dans sa vocation, l’informatisation rend aussi moins aiguë la question des revirements de jurisprudence et de leurs effets négatifs du point de vue de la sécurité juridique, encore que cette question ne doit pas être exagérée. Les authentiques revirements de jurisprudence ne sont pas si nombreux que cela. Le plus souvent, la jurisprudence évolue plus qu’elle ne revire ; il s’agit simplement d’évolutions plus accusées de la manière de juger.

Nul besoin de se référer ici à une prétendue rétroactivité n’ayant aucun sens, car la jurisprudence est par nature déclarative et relative : "Les justiciables n’ont pas de droit à une jurisprudence figée", a dit M. Dujardin.
Si la jurisprudence ne vaut que par l’autorité de ses raisons, il est normal que ces raisons soient susceptibles d’évoluer au gré des cas particuliers, mais il faut alors simplement que le Juge s’en explique au moyen d’une motivation plus circonstanciée qu’à l’ordinaire.

Il est certain que la manière dont un jugement est rédigé, minimalement ou généreusement, rend plus ou moins facile ou difficile ce type d’analyse prévisionnelle, sinon prédictive. De ce point de vue, la publication des instruments préalables à la décision, comme l’a rappelé M. Canivet : rapport du conseiller rapporteur, avis de l’avocat général, de même que la relation annuelle de son activité dans un rapport de la Cour de cassation, tout cela peut jouer un rôle qui n’est pas négligeable.

Si l’on tient vraiment à la sécurité juridique, il doit être possible, comme dans certains pays, soit d’en différer l’effet, comme au Burundi ou au Mali, soit d’en annoncer officiellement la réalisation prochaine à la manière d’un over ruling, ce qui va au-delà de la supputation traditionnelle de la doctrine, lisant l’avenir du droit dans le marc du café jurisprudentiel.

Enfin, la diffusion numérique de la jurisprudence a une plus grande vertu encore : faciliter la circulation internationale de l’information juridique dans l’espace francophone et, par voie de conséquence, au-delà de l’intérêt que peut présenter cette casuistique jurisprudentielle en termes de droit positif, sa vertu est de contribuer à la constitution progressive d’un fonds commun de principes et de valeurs, enrichi des multiples traditions et cultures qui caractérisent la culture judiciaire francophone et qui ne se réduisent certes pas à la seule tradition française.

La source arabe et la source africaine sont aussi des éléments de la culture judiciaire francophone, au même titre que la source romano-germanique et la Common Law.

Il faut organiser ce concert des traditions en un pluralisme juridique ordonné autour d’un certain nombre de valeurs fondamentales communes. Telle est la merveilleuse ambition de l’AHJUCAF : "espace de communication", disait avant-hier M. Dahak, "institution carrefour", abondait M. Canivet.

Permettez-moi, en la remerciant de son aimable invitation et pour la générosité de son accueil, de souhaiter longue vie à votre association qui, j’en suis certain, ne manquera pas de faire sienne cette belle pensée d’Albert Camus, qui ne concevait l’unité que dans la diversité en disant si bien de l’unité qu’elle était "non pas l’écrasement des différences, mais l’harmonie des contrastes".

 
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