L’AHJUCAF est une association qui comprend cinquante cours judiciaires suprêmes francophones.
Elle a pour objectif de renforcer la coopération entre institutions judiciaires, notamment par des actions de formation et des missions d’expertise.
PRIX DE l’AHJUCAF POUR LA PROMOTION DU DROIT
L’AHJUCAF (Association des hautes juridictions de cassation ayant en partage l’usage du français) crée un prix destiné à récompenser l’auteur d’un ouvrage, d’une thèse ou d’une recherche, écrit ou traduit en français, sur une thématique juridique ou judiciaire, intéressant le fond du droit ou les missions, l’activité, la jurisprudence, l’histoire d’une ou de plusieurs hautes juridictions membres de l’AHJUCAF.
Agrégé des Facultés de Droit, Professeur à l’Université de Paris I, Panthéon Sorbonne
Comme nos débats d’hier, il a également trait à l’appréhension du phénomène des
nouvelles techniques par les Cours suprêmes, mais alors que le premier volet envisageait la
façon dont les Cours suprêmes utilisaient comme outils les nouvelles techniques dans leur
fonction d’administration de la justice, ce rapport traitera de la manière dont les Cours
suprêmes appréhendent les questions nouvelles suscitées par l’émergence des nouvelles
techniques.
Comment sont tranchés les conflits dus à ces nouvelles techniques ?
Pour cette raison, les nouvelles techniques seront envisagées ici dans une acception
plus large que dans le précédent débat et, au-delà des questions posées par le numérique que
nous avons envisagé hier ensemble, au-delà des outils de la société d’information que nous
retrouvons aussi ici, il s’agira de voir ensemble les difficultés suscitées par des sauts
scientifiques qualitatifs qui ont donné lieu au développement d’une activité humaine
importante, par exemple dans le secteur de la biologie ou des biotechnologies.
La question se posera alors même que le corps législatif n’a pas appréhendé de façon
précise, spécifique ces difficultés.
La problématique n’est pas nouvelle. L’apparition de la machine à vapeur, l’essor du
machinisme au 19ème siècle ont provoqué en leur temps des constructions juridiques, parfois
élaborées ex nihilo par le Juge de cassation ou alors sur le fondement de textes qui n’étaient
pas destinés à recevoir au départ pareille construction ; c’est par exemple le cas en France de
la construction de la responsabilité des faits des choses, bâtie sur l’article 1384 alinéa 1, afin
de permettre l’engagement d’une responsabilité qui serait détachée de toute idée de faute.
Cependant, les progrès de la science et leur utilisation immédiate dans la vie en
société ont aujourd’hui multiplié les hypothèses dans lesquelles les réponses juridiques ne
paraissent pas clairement inscrites dans les textes. Les nouvelles techniques actuelles ne sont
pas simplement le prolongement de la main, un outil, mais aussi le prolongement du cerveau,
sans compter qu’elles sont parfois des moyens de manipulation du vivant, voire de la
personne. On touche là au dernier tabou. Il suffit de penser à toutes les machines à cloner que
l’on est en train de mettre en place.
Ce rapport que je vous présente n’est pas un rapport de synthèse des débats, puisque
ce débat n’a pas encore eu lieu entre nous, mais il est une synthèse des réponses au
questionnaire qui avait été envoyé à chacune des Cours.
Pour être franc, là encore la moisson est modeste, les résultats sont intéressants, mais
on sent bien que le problème ne se pose pas partout de la même façon.
La plupart des hautes juridictions n’ont quasiment pas eu à se prononcer sur des
différends nés à l’occasion des nouvelles techniques. Peu de pays ont répondu de façon
importante, mais il est assez facile de trouver des explications à ce phénomène.
D’abord, il est possible de considérer que les nouvelles techniques retenues sont peut-
être trop récentes pour que le contentieux soit déjà apparu. Par conséquent, le regard manque
de profondeur. Peut-être aurait-il fallu retenir une autre acception des nouvelles techniques,
mais sans pour autant remonter jusqu’à la brouette.
Il est loisible également de faire valoir que les Cours suprêmes ne sont pas
nécessairement en première ligne dans ce débat ; pour être en haut de la hiérarchie judiciaire,
ces Cours ne subissent le choc généralement que dans un deuxième temps, celui de la
remontée ultime des affaires. Il est tout à fait possible que ces questions connaissent déjà,
dans tous les pays, un débat, mais que celui-ci ne soit encore présent que devant les
juridictions du fond.
En outre, pour raisonner sur le facteur temps, on pourrait presque considérer, par
boutade naturellement, que la technique a peut-être cessé d’être nouvelle, le temps qu’elle
arrive jusqu’à la Cour régulatrice.
Plus sérieusement, il faut admettre que les différences viennent aussi des différences
de degré d’industrialisation ; les techniques sont présentes partout, mais moins ici que là et
donc moins sujettes à occasionner des effets.
Ces explications étant présentées, il faut bien aussi se rendre compte que les
nouvelles techniques ne produisent pas toujours l’effet recherché ou ne connaissent pas l’essor
économique que certains pensent pouvoir leur attribuer.
Nous pouvons prendre trois exemples très simples : nous connaissons tous le CD
audio qui nous permet d’écouter de la musique, mais peu de personnes savent qu’il est la
conséquence d’un échec commercial et technique. La société qui l’avait conçu l’avait
développé pour d’autres usages qui ne se sont jamais développés et, dans le groupe qui l’avait
produit, lors d’une réunion, une personne a dit : "Puisque vous ne faites rien de cette
invention, donnez-la moi, je vais faire de la musique avec". On connaît l’essor extraordinaire
du CD audio par ailleurs.
Un autre exemple : l’inventeur du téléphone. Celui-ci pensait qu’il faisait une
invention qui servirait à écouter de l’opéra à distance. Chacun sait que ce n’est pas du tout
l’usage retenu aujourd’hui, même si la multiplication des sonneries téléphoniques le rapproche
peut-être de l’usage originel !
Le dernier exemple est celui du fax qui, en fait, a été inventé au 19ème siècle, mais il
n’a connu son essor que ces vingt dernières années.
Il est donc mal aisé d’appréhender les nouvelles techniques.
Les techniques perturbatrices dont nous allons parler ensemble aujourd’hui sont en
fait celles que nous connaissons tous, c’est-à-dire pour l’essentiel l’informatique, les réseaux
de numérisation et les recherches dans l’infiniment petit, dans l’humain. Nous allons essayer
de voir les répercussions de ces nouvelles techniques dans trois domaines du droit : le droit
des biens, le droit des personnes et le droit des obligations.
Le droit des biens :
Pour l’essentiel, l’impact des nouvelles techniques s’est manifesté dans les biens
incorporels, c’est-à-dire pour l’essentiel dans les propriétés intellectuelles, aussi bien dans le
domaine de la propriété littéraire et artistique que dans celui de la propriété industrielle.
S’agissant de la propriété littéraire artistique, deux séries d’interrogations pouvaient
surgir : les créations nouvelles issues de ces nouvelles techniques peuvent-elles être protégées
par le droit d’auteur ? Comment en appréhender l’exploitation ?
Ces questions sont fondamentales quand on sait que ce que l’on appelle la société de
l’information constitue le gisement d’emplois du 21ème siècle.
Selon des études de l’Union européenne, plus de la moitié des métiers de demain
seront dans le domaine de la société d’information. Certains économistes, pour décrire ce
nouveau champ d’activités, parlent d’un secteur quaternaire.
Evidemment, la place du droit d’auteur dans ce champ est importante, puisque le
droit d’auteur est le droit régulateur de ces activités, aussi bien parce qu’il s’applique aux
outils de la société d’information (logiciels, bases de données) que parce qu’ils s’appliquent
aux œuvres qui circulent dans les tuyaux de la société de l’information. Pour l’essentiel, il faut
bien concevoir que ce sont des œuvres qui circuleront ; vous n’allez pas toujours sur Internet
pour consulter les cours de la bourse, les résultats sportifs ou la météo.
La propriété intellectuelle, le droit d’auteur a donc une place prépondérante dans
l’économie de demain. Or, les questions posées aux magistrats, si elles n’ont pas toutes été
soumises aux Cours suprêmes, sont particulièrement délicates, mais les juges les tranchent
souvent assez aisément. Par exemple, on constate que, très souvent, les affaires sont soumises
au Juge du référé qui est celui de l’urgence, c’est-à-dire celui de l’évidence ; pour autant, il ne
décline pas sa compétence et tranche de façon assez satisfaisante.
Pourquoi les litiges ne sont-ils pas encore tous remontés jusqu’à la Cour de
cassation ?
Vraisemblablement parce que le droit d’auteur, de façon générale, dans les pays
romano-germaniques, dans les pays de traditions juridiques francophones, par opposition au
copyright, son cousin anglo-saxon, est un droit synthétique, souple, flou et il est doté d’une
telle plasticité qu’il lui est possible d’appréhender toutes les figures nouvelles.
On aurait pu être dégoûté pourtant par de nouvelles figures. Je vais vous donner la
définition non officielle, mais la seule qui soit opérationnelle, de ce que l’on appelle l’œuvre
multimédia, c’est-à-dire des œuvres que vous utilisez aujourd’hui. Il s’agirait d’une œuvre
consistant en la réunion sur un même support numérique ou lors de la consultation d’éléments
de genres différents, notamment de sons, de textes, d’images fixes ou animées, de
programmes informatiques, dont la structure et l’accès sont régis par un logiciel permettant
l’interactivité et qui a été conçu pour avoir une identité propre différente de celle résultant de
la simple réunion des éléments qui la composent.
Bien sûr, confrontés à pareille figure, les praticiens et, en second rang, les juges
peuvent être désarçonnés. Il y a quelques jours, la Cour de cassation française a tranché les
choses de façon très simple. Au lieu d’essayer d’appréhender dans toute sa finesse l’œuvre
multimédia et de la classer dans des sous-catégories (œuvres logiciels, œuvres bases de
données, œuvres audio-visuelles), elle a tout simplement considéré que c’était une œuvre de
l’esprit, parce qu’il y avait une forme et que celle-ci était originale.
Donc, c’est une œuvre protégée au même titre qu’un poème ou une symphonie et, par
voie de conséquence, elle lui a appliqué les règles du droit commun, du droit d’auteur.
Une législation souple peut parfaitement appréhender des objets nouveaux peu
connus.
Autre exemple, s’agissant des modes de communication, les droits synthétiques, les
droits d’auteur, toujours par opposition au copyright, ont proposé des définitions à la fois
simples et passe-partout et qui, surtout, traversent le temps.
Par exemple, les définitions qui avaient été conçues par le législateur français à
l’époque de la Révolution il y a plus de deux siècles et qui avaient été envisagées pour le seul
théâtre, droits de représentation, ont été appliquées par le juge sans difficulté, à tous les essors
techniques, au téléphone, à la radio, au cinéma, à la télévision.
Dans le dialogue entre le législateur impuissant à tout prévoir dans les détails et le
juge confronté à une réalité sans cesse mouvante, délicate à appréhender, le dialogue peut
s’exprimer grâce à une délégation volontaire que le législateur fait au juge, comme en droit
civil où l’on retrouve par exemple des notions de bonnes mœurs.
La richesse du travail des Cours suprêmes dans l’aval est réalisée grâce à l’excellence
du travail législatif en amont et dans cette volonté de déléguer à la sagesse du juge un certain
nombre de solutions. Cette sagesse va être nécessaire demain et je vais vous donner une petite
liste des questions déjà soumises aux tribunaux, mais pas encore aux Cours suprêmes, sauf en
quelques endroits ; il va de soi que les litiges posés par la contrefaçon sur Internet suscitent un
nombre de difficultés considérables.
Alors que l’Internet est un réseau international, qui ne connaît pas de frontière, qui
abolit le temps, le juge devra se demander s’il est compétent, alors que l’œuvre est installée
dans un autre lieu de la planète et consultable dans 200 pays.
Ensuite, il se demandera quelle loi il va appliquer. Lorsqu’il l’aura trouvée, il essaiera
de voir si elle est adaptée au phénomène de la contrefaçon sur l’Internet. Puis, il devra
répondre à la question de savoir qui est responsable sur Internet : bien sûr, le fournisseur de
contenu, mais peut-être aussi le webmestre et le transporteur, certainement pas, le fournisseur
d’accès, le fournisseur d’hébergement, le créateur de liens hypertextes, celui qui a réalisé les
annuaires ou les moteurs de recherche avec lesquels nous travaillons.
Toutes ces questions seront posées aux juges dans les mois à venir.
Le phénomène s’aggrave puisque vous connaissez tous, peut-être pour l’avoir
pratiqué, le phénomène du peer to peer, en français de pair à pair. Cette technique vous
permet, par un simple clic, de télécharger une œuvre qui se trouve à l’autre bout de la planète.
C’est un réseau, pour l’essentiel clandestin, illicite, mais qui est en train de ruiner
l’industrie du cinéma et de la musique, avec l’année dernière, moins 20 % de chiffre d’affaires
pour les industries musicales en Europe et aux Etats-Unis ; le cinéma est en train de subir le
même phénomène. Grâce au réseau peer to peer, on peut télécharger un film en une nuit,
suivant votre logiciel, vos débits et vos partenaires.
L’industrie est complètement menacée et aucune réponse n’existe à ces questions.
Dans des juridictions non francophones, la question a été posée et, pour l’heure, les
ayants droit ont perdu. On est donc confronté ici à un véritable problème, de telle sorte que
l’on se demande aujourd’hui si le droit d’auteur n’est pas mûr pour un changement de
paradigme, s’il ne faut pas passer de la logique conçue en vertu d’une industrie d’une époque,
l’édition et le théâtre, vers une autre logique, une autre construction juridique faite pour la
dématérialisation.
Donc, la tâche à venir du Juge des Cours suprêmes est en la matière extrêmement
délicate.
Est-ce aussi délicat en matière de propriété industrielle ? Oui et non, suivant les
questions posées : oui indiscutablement pour le droit des brevets, non pour le droit des
marques.
Le droit des brevets a été conçu à l’époque des vis et des écrous ; c’était assez simple,
on voyait l’objet de l’invention, on savait comment l’appréhender. Les choses changent : aux
Etats-Unis, on brevette, les magistrats acceptent les brevets de méthode commerciale ou
d’algorithme, ce que les magistrats francophones se refusent à faire.
Il y a encore plus grave : dans certains pays, on admet désormais les manipulations
génétiques et, éventuellement, de rendre licites les recherches sur le génome et,
éventuellement, l’appropriation du génome humain. Les choses sont plus graves, puisque l’on
touche à la vie, au dernier des tabous.
La science progresse, la science précède le droit. Comment le droit peut-il réagir face
à une science parfois sans conscience ?
Il arrive que quelques textes tentent d’appréhender les choses. Dans le questionnaire,
il était indiqué que la constitution fédérale de la Confédération suisse de 1999 prohibe toute
forme de clonage et toute intervention dans le patrimoine génétique ou d’embryon, mais en
même temps, il était fait observer que le Tribunal fédéral avait jugé, en 1989, qu’un acte
législatif cantonal prévoyant l’interdiction d’utiliser des gamètes à des fins de recherche était
anticonstitutionnel. Les solutions ne sont donc pas aussi nettes qu’on veut bien le dire.
Au Canada, dans l’affaire dite de la souris transgénique ou de la souris oncogène, la
souris de Harvard, on s’est demandé si cette souris pouvait être brevetée. Des manipulations
avaient été effectuées afin de lutter contre le cancer. Les Canadiens, à une brève majorité,
cinq fois sur neuf, ont refusé la brevetabilité de cette souris, au motif que l’onco-souris ne
rentrait dans aucune catégorie d’objets brevetables. Le juge canadien estimait que, si
quelqu’un devait élargir le champ du droit des brevets, c’était le législateur et non pas les
juges.
C’est la solution au Canada. Ce n’est pas la solution partout.
En fait, la résistance aux pratiques est aujourd’hui de moins en moins forte. Les
principes cèdent et il suffit qu’une Cour suprême lâche prise sur la question pour que, dans
une théorie des dominos, toutes les autres Cours suprêmes éventuellement enchaînent.
Comment le problème se pose-t-il ?
D’abord, les premières réactions ont été un refus en bloc. La brevetabilité de la souris
et la brevetabilité de l’humain n’étaient pas admissibles.
Puis, le raisonnement a été décomposé. Deux paramètres sont à prendre en
considération.
Pourquoi la manipulation génétique poursuit-elle un but noble, des fins de
recherche, le progrès de la science, de la médecine ou une fin bassement mercantile ?
Qu’est-ce que je manipule ? Le vivant. Mais le vivant animal ou le vivant humain ?
Le principe de non-brevetabilité a d’abord cédé dans un domaine, qui était celui d’une
souris manipulée pour faire progresser la recherche dans le domaine de la médecine. De
proche en proche, de brèche en brèche, de renoncement en renoncement, on arrive à la
brevetabilité du génome humain.
A côté des raisonnements purement juridiques, à côté des valeurs morales, les juges
sont désormais confrontés à des raisonnements mettant en avant une argumentation purement
économique et tous les pays de la planète vont connaître ce type de questionnement.
Le raisonnement est simple : si les Américains brevettent les souris, si les Américains
brevettent le génome humain, si les Américains brevettent le vivant et si, en Europe, en
Afrique et en Asie, nous refusons ces brevets, la planète entière va être envahie de brevets
américains valables aux seuls Etats-Unis, mais lorsqu’il va s’agir de déposer des brevets
français, belges, suisses, canadiens, sénégalais, libanais, on va dire que ces brevets ne sont pas
valables, non pas parce que l’on ne brevette pas le vivant, maintenant nous l’admettons, mais
tout simplement parce qu’ils manquent de nouveauté.
Autrement dit, en étant gardiens d’un certain nombre de valeurs, nous faisons le lit
des Américains. Nous avons raison de protéger nos valeurs, mais un jour, un magistrat d’une
Cour suprême dira : "Nous protégeons des valeurs, mais nous laissons le lit aux Américains,
donc je renonce à mes valeurs pour défendre mon économie". Nous sommes à nouveau en
présence d’une théorie des dominos.
En matière de droit des marques, les choses sont naturellement beaucoup moins
graves. Pourquoi ?
On est confronté à un problème qui est celui que vous connaissez tous en franglais,
du cybersquatting. De quoi s’agit-il concrètement ?
Il s’agit d’un moyen de faire fortune très rapidement, pas très régulièrement, mais en
utilisant un certain nombre d’astuces. Je vais déposer des noms de domaine à propos de
marques qui existent, mais il y a sur l’Internet un principe simple, digne du Far West : premier
arrivé, premier servi. Je dépose mon nom de domaine, la marque appartient à quelqu’un
d’autre, l’organisme qui accepte mon nom de domaine ne vérifie pas si j’ai ou non la marque
et je suis titulaire du nom de domaine. Lorsque la très grande marque se réveille trop
tardivement, elle ne peut plus utiliser sa marque comme nom de domaine pour désigner son
site Web, tout simplement parce que le nom de domaine a déjà été déposé par moi. Elle peut
agir en justice et elle gagnera car, comme toutes les indications ont été données dans le
rapport, le rapport marocain ou le rapport suisse, les juridictions marocaines ou suisses sont
décidées à faire prévaloir la marque pré-existante sur le nom de domaine ; mais à quel prix ces
entreprises vont elle gagner ? Et surtout à une vitesse n’ayant rien à voir avec celle de
l’Internet.
Pourquoi peu litiges sont-ils soumis aux juridictions étatiques ? Tout simplement
parce que la justice y paraît trop lente.
Certes, il existe une décision, par exemple, du Tribunal fédéral suisse, mais dans
99 % des cas, on s’en remet à des arbitres, à des tiers extérieurs. Ces organismes d’arbitrage
tranchent en quelques semaines le litige et on mesure ici que les nouvelles techniques font
apparaître un nouveau problème : la recherche de modes alternatifs de règlement des conflits
pour une justice peut-être moins bien rendue, mais plus rapide, plus efficace, car sur Internet
chaque minute qui passe est de l’argent perdu. Gagner est une chose, mais gagner trop tard,
c’est comme si l’on perdait.
Le bilan en matière de propriété intellectuelle est assez simple à dresser. En matière
de droit d’auteur, il y a un retour au droit commun : souplesse, dialogue entre le législateur et
le juge qui marche merveilleusement, sauf que l’avenir est très incertain.
En matière de droit des brevets, il y a l’abandon de tous nos principes camouflés
derrière la noblesse du but recherché : faire avancer la science et, en matière de droit des
marques, il y a un désengagement de la justice étatique, ce qui n’est pas une bonne chose. On
peut penser qu’une bonne décision d’une Cour suprême a beaucoup plus importance, beaucoup
plus de poids qu’un millier de sentences arbitrales, certes intéressantes, mais rendues parfois
au prix de raisonnements qui s’éloignent des principes posés par le législateur.
Le droit des personnes :
Il existe deux façons d’aborder la question : d’une part, le droit de la famille et,
d’autre part, le droit des libertés publiques ou de la personnalité.
On retrouve ici les biotechnologies ou, plus modestement, les sciences du vivant, ce
que l’on pourrait appeler des anciennes nouvelles techniques. Il s’agit, par exemple, de toutes
les questions suscitées par la procréation assistée.
La problématique a bien été posée dans le rapport marocain. Il nous est dit que,
lorsqu’il n’existe pas de thérapeutique efficace des stérilités masculines ou féminines, la
situation dans certains pays de droit musulman peut paraître dramatique alors même que,
souvent, l’adoption y est juridiquement impossible. Il faut donc trouver d’autres voies, avoir
recours à la procréation assistée et donc passer un certain nombre de contrats.
L’étude du sort de ces contrats devant les juridictions suprêmes montre que la solution
est souvent désastreuse ; en droit marocain, par exemple, le don de sperme a été considéré
comme étant un objet illicite et même "une cause illicite", dit la Cour de cassation
marocaine. Le contrat de location ou de prêt d’utérus est réputé ne pas avoir d’objet valable.
Pratiquement l’ensemble des conventions semble pouvoir être ainsi annulé. En
France, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a jugé que la convention relative aux
mères porteuses, fut-elle à titre gratuit, contrevenait au principe d’ordre public de
l’indisponibilité du corps humain et, par la suite, le législateur a repris ces solutions.
C’est remarquablement intéressant, car on se rend compte ici que l’on a un dialogue
législateur/juge, mais qui s’opère dans l’autre sens, c’est-à-dire que le juge énonce la solution
nouvelle, qui est ensuite reprise par le législateur. A l’époque des nouvelles techniques, on a
une espèce d’interactivité entre le législateur et le juge.
La Cour de cassation française a également été appelée à se prononcer sur le devenir
d’embryon congelé en cas de dissolution du couple. Peu importe, au-delà de la solution
retenue, il était très intéressant dans cette affaire que la solution retenue par la Cour de
cassation était une véritable création prétorienne et, là encore, le législateur a repris par la
suite la solution pour aller dans le même sens.
Donc, on constate que l’apport des Cours suprêmes est remarquablement important,
d’abord parce qu’elle tranche de façon sereine un débat extrêmement sensible, loin de
l’agitation qui peut habiter parfois le Parlement et elle le tranche avec une hauteur de vue telle
que, ensuite, cette solution est reprise par ce législateur.
On pourrait multiplier d’autres exemples dans le domaine du droit des personnes, par
exemple envisager l’hypothèse de la surveillance de la correspondance électronique et la
surveillance parfois faite par l’employeur. Sur ce terrain, le Tribunal fédéral suisse s’est
prononcé en affirmant que le principe du secret des correspondances s’appliquait aussi à la
correspondance électronique.
Nous avons des solutions assez proches en France, mais on sait que ce principe du
secret peut être levé à la demande d’une autorité à des fins d’enquête et que, éventuellement, il
est possible à l’employeur d’avertir l’employé que ses correspondances pourraient être
écoutées dans un certain cadre.
Malgré tout, c’est le droit des personnes qui l’emporte dans ce type de procès et on se
rend compte que l’on pouvait être effrayé hier par le côté big brother de ces nouvelles
techniques, mais que les Cours suprêmes ici viennent surveiller ce qui se fait et protéger les
libertés individuelles.
Parfois, les nouvelles techniques ont des effets indirects et l’évolution est due à une
décision de la Cour de cassation en contemplation d’un phénomène. Par exemple, il existait en
France une interdiction de publier des sondages d’opinion pendant la semaine qui précédait les
élections. La Cour de cassation s’est prononcée, il y avait un conflit entre normes et, au visa
de la convention européenne des Droits de l’Homme, elle a estimé que l’interdiction était
discriminatoire puisqu’un site Web placé en Suisse pouvait livrer des sondages ; en revanche,
un journal publié en France ne le pouvait pas. La mesure a été déclarée discriminatoire et,
postérieurement, le législateur est intervenu pour reprendre en partie cette solution en disant
simplement que l’interdiction devait disparaître et que l’on pouvait publier des sondages
jusqu’à la veille du scrutin, cette possibilité disparaissant simplement le jour du scrutin.
Le droit des obligations :
Nous aurions pu parler ici de la mauvaise utilisation des nouvelles techniques et des
conséquences sur le droit de la responsabilité, mais on retrouve un peu ici la problématique
qui existe dans tout le droit de la responsabilité, les techniques n’étant qu’un instrument
nouveau.
Nous pourrions évoquer l’effet médiatique suscité par l’arrêt Perruche, par exemple, et
des répercussions sur le législateur : faut-il intervenir ensuite derrière pour reprendre ou casser
la solution des magistrats ?
Cela ne fait qu’illustrer tout ce que nous avons vu dans les autres domaines.
En conclusion, dans ce rapport entre le juge et les nouvelles techniques, le juge peut
parfois utiliser les progrès scientifiques dans sa fonction de décision, non pas en utilisant
l’outil informatique, mais tout simplement en retenant à des fins justifiées pour prendre sa
décision, des preuves scientifiques.
Par exemple, au Canada, on s’est interrogé pour savoir comment retenir des
empreintes génétiques dans les enquêtes criminelles et la Cour suprême du Canada en 1999 a
posé l’admissibilité des témoignages d’experts sur les théories ou techniques scientifiques
nouvelles dans les cas où le juge est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que
cette preuve est suffisamment fiable pour être soumise au jury ou au juge des faits.
Ensuite, il s’agira d’apprécier la fiabilité et l’opportunité de retenir pareils éléments de
preuve, mais on voit que la nouvelle technique est aussi un élément qui vient au secours du
juge.
Reste ensuite à se demander si ce recours à ces nouvelles techniques ne porte pas lui-
même atteinte au droit de la personne et on retombe dans le cycle que j’ai décrit
précédemment.
Au terme de ce parcours nécessairement incomplet, il est possible d’émettre
deux observations.
D’abord, il est possible de constater que les Cours suprêmes paraissent souvent plus
sereines sur ces questions que le législateur. Elles cèdent moins facilement au mythe de
l’adaptation du droit au fait, peut-être parce qu’elles sont tenues par les corps de règles
préexistantes ou parce qu’elles sont peut-être plus proches de l’idée que le droit est aussi
volonté, une pédagogie.
Le travail législatif est parfois encombré de l’action des lobbies ou du poids électoral.
Le législateur, dans des pays où l’alternance intervient à chacune des élections, est rendu
prudent avant d’adopter une solution ; il ne se demande pas si elle est bonne, mais si elle
plaira. Nous avons une délibération de lois spectacles ou de textes avortés suivant les
circonstances. La Cour de cassation et les Cours suprêmes sont à l’abri de ce mouvement et
elles n’ont de comptes à rendre qu’au droit et à la raison.
Donc, le travail se fait avec davantage de profondeur, de recul et si, en définitive, la
réception de la solution de la Cour suprême paraît intolérable au corps social, alors
intervention législative il y aura, mais au moins dans cette démarche en deux temps, on se
rend compte que l’on respecte les vieux conseils. Il ne faut légiférer que d’une main tremblante
et le modernisme n’est pas une fin en soi.
La deuxième et toute dernière observation a trait à notre congrès. Faut-il considérer,
au vu de ce troisième questionnaire, que ce congrès arrive trop tôt, en tout cas sur le
thème des nouvelles techniques, en ce que, manifestement, il n’a pas permis une vision
complète des questions qui se posaient à nous, l’observation étant susceptible de s’appliquer
aux deux thèmes, celui d’aujourd’hui et celui d’hier ? Pourtant, je crois que cette conclusion
n’est pas la bonne. On peut, à rebours, estimer que le congrès est venu à point pour échanger
des points de vue utiles, des expériences, échanger des succès, mais surtout faire part des
fausses pistes, des échecs.
Cela nous fait gagner du temps, nous enrichit mutuellement et, ce qui est le but de
cette association, l’avenir est à construire ensemble.
Je vous remercie.