L’AHJUCAF est une association qui comprend cinquante cours judiciaires suprêmes francophones.
Elle a pour objectif de renforcer la coopération entre institutions judiciaires, notamment par des actions de formation et des missions d’expertise.
PRIX DE l’AHJUCAF POUR LA PROMOTION DU DROIT
L’AHJUCAF (Association des hautes juridictions de cassation ayant en partage l’usage du français) crée un prix destiné à récompenser l’auteur d’un ouvrage, d’une thèse ou d’une recherche, écrit ou traduit en français, sur une thématique juridique ou judiciaire, intéressant le fond du droit ou les missions, l’activité, la jurisprudence, l’histoire d’une ou de plusieurs hautes juridictions membres de l’AHJUCAF.
Juge à la Cour suprême du Canada
Monsieur le Premier Président de la Cour suprême du Maroc et Président de notre association,
Monsieur le Président de la Cour suprême du Bénin,
chers collègues, chers amis,
Mesdames Messieurs,
je suis heureux de me retrouver parmi vous à la fois invité à présenter ce premier rapport introductif au premier colloque triennal de l’AHJUCAF et aussi invité à y représenter l’institution à laquelle j’appartiens, la Cour suprême du Canada.
Au départ, je me dois de joindre mes remerciements à ceux qui ont déjà été formulés de façon très éloquente à M. le Premier Président Dahak et au Gouvernement Royal Marocain pour la chaleur et l’amitié de leur accueil qui nous a permis d’être présents ici pour ces quelques jours.
Je voulais également remercier M. le Secrétaire-général qui a su nous faciliter la tâche, nous permettre d’arriver ici à Marrakech et d’assurer le soutien nécessaire à nos activités.
Avant de commencer mon intervention elle-même, je voulais aussi vous transmettre les amitiés et l’expression du soutien de la Juge en chef du Canada, l’Honorable Beverley Mc Lachlin, celle-ci ne pouvant être parmi nous, mais vous pouvez être assurés qu’elle soutient fermement l’AHJUCAF, qu’elle tient à ce que notre Cour demeure partie prenante à ses activités et qu’elle demeure aussi un pilier de la francophonie judiciaire.
D’ailleurs, je me permettrai de rappeler que Mme la Juge Mc Lachlin préside l’association sœur, l’Association des Cours Constitutionnelles de la Francophonie.
Ce matin, je vais en quelques minutes aborder avec vous ce thème de l’accès au juge de cassation.
Ce thème peut être compris de bien des façons, comme un problème de procédure, comme un problème de gestion, comme un problème de régulation du droit. Il est cela et il est plus. C’est le problème du dialogue de l’ordre judiciaire avec les plaideurs, avec les barreaux, avec la société.
L’accès au juge de cassation, c’est tout le problème certes de l’accès au juge de cassation, mais aussi à sa réponse, à son jugement, d’où les deux parties que j’ai choisi d’aborder : l’accès au juge de cassation, l’accès à son jugement.
Malheureusement, ce matin, le temps imparti ne permet pas de rendre compte de toute la richesse que l’on retrouve dans tous les rapports des délégations nationales. Je tenais à remercier celles-ci, même s’il m’a été impossible, dans le cadre restreint d’un rapport écrit, de mentionner chacune d’entre elles dans tous leurs détails et encore moins ce matin où nous ne disposons que de quelques minutes.
En revanche, ces interventions, ces recueils de travaux que je vous incite à consulter, à lire si vous ne l’avez déjà fait, soulignent la valeur du dialogue entre nous et dans l’ordre judiciaire.
J’ai retrouvé, dans ces travaux, des traits communs à l’ensemble du travail des Hautes Juridictions que nous représentons, dans lesquelles nous agissons. J’ai retrouvé la marque des cultures, des traditions juridiques ; celle du Maroc n’est pas tout à fait la même que celle du Canada, mais je retrouvais quelque chose de commun ce matin en entendant ce dialogue de l’arabe et du français. Il me rappelait notre propre dialogue de l’anglais et du français, dialogue que nous voulons ouvert à l’un et à l’autre.
Ces travaux nous indiquent que, dans l’organisation de l’accès au juge, de l’accès au jugement, nous retrouvons un fond commun, mais aussi des diversités qu’il nous appartiendra d’approfondir et de préciser, de discuter au cours des prochains jours.
L’accès au juge de cassation, si l’on regarde l’ensemble de nos rapports nationaux, est généralement conçu comme un droit en dépit du défi de la multiplicité des affaires.
Dans la plupart des droits nationaux, il n’est pas question de contrôle préalable. La partie mécontente exerce son recours. Seuls quelques droits comportent des procédures de contrôle strictes. La Cour suprême du Canada est presque seule à exercer un contrôle préalable, un autre modèle prévaut, mais je vois également que la Cour de cassation française a introduit, depuis quelques années, des procédures de régulation, de contrôle des pourvois que l’on considère comme irrecevables.
Ce sera sans doute un premier thème de nos discussions : est-il encore possible de conserver cet accès illimité à la justice suprême ?
Cette fonction de justice semble s’exercer dans une procédure qui reflète des traits très généralement partagés. Elle est une demande de droit, une demande de contrôle de la régularité du droit, qui vise habituellement les jugements définitifs de l’ensemble des Cours d’appel, mais parfois, elle vise aussi des décisions des Cours de première instance ou d’instances spécialisées comme les juridictions compétentes en matière de travail ou de législation sociale.
Nous traitons ici essentiellement de la fonction exercée en matière de droit civil et de droit pénal, bien que certaines des Hautes Juridictions représentées ici se voient attribuer aussi, parfois, des compétences fort vastes en d’autres domaines incluant le droit administratif ou même, à l’occasion, le droit constitutionnel.
Ce droit d’accès à la justice suprême, d’après l’ensemble des droits nationaux, s’exerce avec diligence. Je retrouve un peu partout les mêmes traits, des délais assez courts, susceptibles d’être prolongés dans des cas d’incapacité d’agir, mais enfin, on souhaite que le recours en cassation, le recours à la juridiction suprême soit exercé promptement, que la Cour suprême soit saisie le plus vite possible du dossier.
C’est aussi très largement le royaume de l’écrit ; presque partout, il faut que cette saisine de la Cour de cassation, de la Cour suprême, soit faite par écrit. J’ai remarqué dans les législations de certains Etats des possibilités de recours verbal, mais qui conduisent à la consignation du recours dans les registres du tribunal. En règle générale, ce dialogue entre la Cour et le plaideur semble bien un dialogue qui se moule, qui se coule dans la forme écrite, parce que doit suivre dans la plupart des droits nationaux le dépôt des conclusions et des mémoires soumis au tribunal et examinés par celui-ci.
J’ai trouvé peu d’indications dans les rapports nationaux sur la place de ce que j’appellerai l’oralité dans les rapports entre le tribunal suprême et les plaideurs.
En dépit un peu partout de la présence des avocats, rares sont les droits nationaux qui imposent de façon absolue la présence de ceux-ci. Il est cependant quelques exemples, comme à la Cour de cassation de France, en matière civile, où l’on exige la présence et l’intermédiation des avocats au conseil ; la Belgique retient un même système, mais un peu partout, les avocats, les membres du barreau peuvent plaider ou parfois, les parties elles-mêmes qui peuvent se présenter directement devant le tribunal.
Les rapports nationaux nous donnent des indications générales sur la conduite des pourvois, sur le dépôt des mémoires, mais nous disent assez peu de choses sur la façon dont, concrètement, se nouent les rapports entre les plaideurs et le tribunal lui-même, sur la façon dont s’articule cette partie de leur relation.
Il faudrait approfondir ici chacun des droits nationaux et examiner la procédure propre à chaque Etat. Cela dépasserait largement les possibilités de notre colloque, mais je souhaite que, au cours de nos discussions, nous puissions aborder quelques-uns de ces aspects concrets de la justice suprême.
Ensuite, une fois le tribunal saisi, que se passe-t-il ? Que se passe-t-il à l’égard du jugement qui a été rendu ? Doit-il être exécuté ou non ?
Je trouve la question fort intéressante et la réponse un peu douteuse.
La plupart des droits nationaux semblent retenir le principe que le pourvoi en cassation n’est pas suspensif, mais ils l’assortissent de tant d’exceptions, notamment dans des matières comme le droit pénal, le droit de la famille ou, à l’occasion, le droit immobilier, les questions relatives au droit des personnes, que l’on peut se demander si, en pratique, on ne se dirige pas vers une situation où, de fait, le pourvoi en cassation a, pour les parties, un effet suspensif.
Une fois ce pourvoi déposé, qu’il ait ou non un effet suspensif, s’amorce l’action du tribunal qui a pour fin de dire le droit. Cette action du tribunal s’organise selon des modes divers, habituellement par constitution de chambres spécialisées, à l’intérieur desquelles se déroule la discussion entre les magistrats.
Je soulignerai ici que les rapports nous ont dit peut-être peu de choses sur cet aspect du travail en commun, peut-être parce que, pour chacun d’entre nous, à l’intérieur de nos tribunaux, cette question est trop familière. Nous la connaissons trop bien, mais comme juge canadien, j’aimerais savoir comment vous, juges fran
çais, juges béninois, juges marocains, vous travaillez, comment vous discutez les dossiers présentés devant vous, comment vous arrivez à une solution.
Nous notons que les juridictions nationales, les droits nationaux semblent fort préoccupés de prévenir les conflits de jurisprudence, d’éviter les contradictions jurisprudentielles qui, malgré les meilleurs efforts, semblent parfois survenir. Notre propre Cour en a, à l’occasion, vécu quelques-unes, même si elle ne connaît pas le système des chambres spécialisées.
Dans la procédure de décision, quelle place faire à la dissidence ? Sans doute est-elle présente, mais elle est le plus souvent muette, sauf dans quelques droits nationaux. Cette question sera évoquée plus tard dans nos discussions, sans doute même aujourd’hui.
Dans ce dialogue, nous devons nous demander quel est l’objet recherché de cette entreprise, de cette mise en relation du plaideur. S’agit-il de refaire le procès qui est survenu ? S’agit-il plutôt de dire le droit ?
En règle générale, le modèle qui prévaut est vraiment de réaliser un objectif de dire le droit, d’assurer sa régularité, mais à l’intérieur du cadre d’un procès engagé par des parties.
Les procédures de type préventif, telles que le renvoi en matière constitutionnelle en droit canadien ou la saisine pour avis de la Cour de cassation de France demeurent des exceptions.
Dans ce dialogue, il s’agit de répondre à l’attente d’une partie, à l’intérieur d’un procès, mais la fonction de régulation du droit que l’on attend suppose aussi que l’on réponde à l’interrogation d’une société, d’un système de droit, d’un système de justice à l’égard de la question posée, d’où l’importance de l’accès au jugement de son problème.
Le jugement est acte de communication, il est réponse à une interrogation, il est réponse à la demande d’un plaideur, mais en raison de la fonction des Hautes Juridictions présentes ici, il est aussi réponse à une demande collective recherchée par l’ensemble du système de justice, d’où l’importance de l’expression, de la réponse, de sa communication, de son accès pour les plaideurs et pour les tiers.
Les rapports nationaux nous indiquent la présence de techniques diverses pour donner cette réponse.
Généralement, l’on paraît rechercher la concision, la rigueur dont témoignent certains modèles, tels celui de la Cour de cassation de France, d’autres recherchent des formules plus souples, d’autres telles que la mienne sont parfois taxées par les plaideurs ou par les tiers d’un peu de prolixité, ce que je ne saurais totalement nier ; quoi qu’il en soit, il s’agit de donner une réponse nette, autant que possible claire et précise à un cas précis.
Cette réponse -et il pourrait y avoir une controverse- a souvent une fonction importante dans le développement du droit. Bien que les Cours de cassation, les Cours suprêmes se défendent souvent de faire de la doctrine, à l’examen des rapports nationaux, l’on constate l’intérêt que le système a pour la réponse donnée et, peut-être, l’effet inévitable des réponses des Cours suprêmes elles-mêmes à une contribution à l’interprétation du droit, mais aussi à son développement.
Après tout, quelles que soient les réticences, surtout dans les systèmes de droit civil quant à propos du rôle créateur du juge, pour un juge qui, comme moi, est en partie un juge de Common Law, je trouvais fort intéressant de lire récemment dans une livraison de la Revue trimestrielle de droit civil ces références à la doctrine de la Cour de cassation. On y lisait que la Cour de cassation développait sa doctrine, sinon tendait à y renvoyer elle-même.
Serait-il si surprenant qu’une Cour suprême ait une doctrine dans le développement du système de justice ? A tout le moins, elle aurait le souci de la justice, de l’efficacité du système, du bon fonctionnement des institutions, d’où ici l’intérêt de l’accès pour les tiers et le caractère critique de certaines des questions que nous aborderons, soit la publication, la disponibilité des arrêts, des jugements des Cours de cassation.
Certes, les situations varient, certaines Cours rendent peu d’arrêts, d’autres Cours sont saisies de dizaines de milliers de pourvois, rendent des nombres correspondants de jugements. En conséquence, il faut utiliser des formules diverses. Les nouvelles technologies jouent leur rôle. Nous les étudierons, nous les aborderons. Il faut trier, il faut publier et il faut faire connaître.
Il n’est pas de justice suprême aujourd’hui sans accès à la réponse de la justice suprême par les tiers. La fonction de régulation du droit ne saurait s’exécuter sans la possibilité de cet accès, comme l’a si bien vu le Secrétaire-général de l’Association, lorsqu’il a cherché à orienter nos travaux vers la création des banques de données ; la technologie nous rejoint, elle devient l’expression, l’instrument nécessaire de notre réflexion juridique, de sa communication aux tiers.
Voilà quelques réflexions que je voulais vous laisser ce matin, après l’examen des rapports nationaux, des réponses au questionnaire.
Je souhaite que ces réponses forment la base de nos discussions, qu’elles restent avec nous, qu’elles demeurent un instrument auquel nous saurons nous référer, comme plus tard, je l’espère, aux actes de cette conférence.
Encore une fois, merci de votre présence, merci de votre collaboration et merci Monsieur le Premier Président de la Cour suprême du Bénin de votre présentation ; d’ailleurs, nous aurons le plaisir de vous accueillir dans deux semaines à notre Cour à Ottawa et de vous revoir.